c) Biocritique et critique psychanalytique

Un autre type d'analyse du texte fondée sur des savoirs latéraux consiste à interroger l'œuvre selon les échos qu'elle renvoie de la vie de son auteur ; le texte est ici un document, non en ce qu'il atteste d'une extériorité - l'Histoire, au sens large - mais en ce qu'il témoigne d'une intériorité : l'histoire, intime, individuelle, de l'auteur. C'est alors cette histoire, la biographie, qui peut être explorée, et faire l'objet d'une documentation qui servira de point d'appui dans l'analyse des différents éléments de la pièce. Naturellement, certaines œuvres invitent à ce genre d'investigation bien plus sûrement que d'autres. Pour le Soulier de Satin, une telle approche semble quasi-incontournable, tant l'œuvre de Claudel semble être la perpétuelle réécriture - métaphorique, cosmique, étendue au monde - du « drame amoureux initial et fondateur » 341 qui est au cœur de sa biographie. Antoine Vitez ne dit pas autre chose, lorsqu'il affirme que « dans le cas de Claudel, le fil biographique (ou historique), est à suivre pour la fabrication même de l'objet théâtral. En tout cas il m'aide » 342 . Fil biographique ou historique, la conjonction dit assez combien l'approche biocritique est encore une manière d'intégrer l'Histoire, le contexte, et « l'en-dehors » du texte, finalement, par le prisme d'une subjectivité qui l'a perçue et vécue... Certes, il y a d'abord, au principe de l'œuvre, l'histoire d'amour qui lui a « fourni sa substance », et que Vitez devine à travers tous les duos amoureux du Soulier : « C’est toujours la même scène primitive que l’on joue », dit-il, et de poursuivre :

‘Prouhèze-Rodrigue, Musique-Le vice-roi, Isabel-Ramire, ou la série des destins possibles du couple originel Rose Vetch-Paul Claudel. 343

...Couple originel dont les aventures sont rapportées avec force détails dans les répétitions, informant chaque scène de l'anecdote dont elle a pu s'inspirer. On voit ici comment la biocritique peut servir de point d'appui pour une analyse actancielle de la pièce, autour de l’axe de l’amour : elle permet de fédérer un texte pour le moins étendu, éclaté (en des dizaines de personnages, sur plusieurs décennies et quelques continents...) en ramenant son aspect disparate à une unique substance originelle, et partant, d'en accroître l'intelligibilité et la possibilité de se l'approprier de manière intime... Mais au delà de cette expérience très personnelle censée irradier l'ensemble de l'œuvre, c'est toute l'époque vécue par l'auteur qui s'introduit dans la parole de mise en scène grâce à la brèche ouverte par la biocritique. Aussi, lorsque Eloi Recoing remarque que « souvent, au cours des répétitions, nous évoquons la biographie de Claudel pour nourrir notre imagination et le jeu » 344 , faut-il comprendre que ces allusions débordent le champ de son expérience sentimentale pour couvrir tous les aspects de sa vie (spirituelle, politique...) et finalement baliser une époque : ainsi souligne-t-on en répétitions l'importance de ce que Vitez appelle « le fil politico-théologique » qui traverse Le soulier de satin, identifiée par le metteur en scène à une « œuvre de la Contre-Réforme, contre la séparation de l'Eglise et de l'Etat [...] et la dévolution des biens du clergé » 345 . Suivre ce fil pour lire le texte permet ainsi de procéder à son décryptage idéologique : la première scène de la troisième journée, qui montre les saints attachés à justifier la bataille menée par le vice-roi de Naples contre les hérétiques, suscite ainsi cette réflexion chez Eloi Recoing, qui s'appuie sur l'expérience de Claudel pour intégrer l'Histoire :

‘La séparation de l’Eglise et de l’Etat a vraiment été vécue par Claudel comme une menace ; l’intégrité de la France était en jeu ; le poète se voyait investi d’une mission ; le sentiment de la menace laïque l’étreignait pour de bon ; cela peut sembler dérisoire mais non pas incompréhensible ; pour certains le combat dure encore. 346

Et c'est ainsi tout le débat théologico-politique du début de notre siècle qui est lu à travers le « leurre » espagnol, comme dit Recoing : dans la scène 5 de la deuxième journée, les propos du Vice-Roi de Naples sur le rôle de l'art dans la défense et la propagation de la foi catholique contre l'hérésie sont encore interprétés à la lumière du contexte d'écriture de la pièce, comme « une virulente critique du conformisme petit-bourgeois de l’Eglise catholique dont Claudel a tant souffert. Il ne haïssait rien tant que la bondieuserie doucereuse ». Le vice-roi de Naples n'y est plus une figure du Siècle d'Or espagnol, mais « un prédicant de la Contre-Réforme, celle du début de ce siècle qui vomissait la laïcité, le radical socialisme et les instituteurs » 347 . Ainsi à chaque instant, dans la lettre du texte est entendue la voix de l'auteur, voix « datée », qui fait résonner son époque presque indépendamment de ses contenus :

‘Du monologue de l'ange gardien sourd un ton populaire nappé d'une voix bourgeoise vieille France. C'est la voix de Claudel mais c'est aussi celle d'Aragon. Grande parenté entre ces deux-là. Parenté de langue et de milieu. Tous deux sont nés avant 1914 et cela nous donne une voix parfaitement datée. 348

Evidemment, ce sont là propos de dramaturge, dont la vocation est précisément d'explorer, entre autres, dans la lettre, son historicité ; et il nous est aussi impossible de savoir ce qui dans ces propos relève de la parole du metteur en scène, que d'imaginer ce que la pratique, en répétition, a pu en faire. Pour relativiser un peu ces considérations qui tendent à confondre la parole de mise en scène avec une pure exégèse historique de la lettre, il convient de rappeler que ce décryptage biocritique est très fortement lié à l'écriture claudélienne, d'une part, et que d'autre part ce décryptage ne fait pas seulement l'objet d'une analyse érudite méthodique : lui aussi peut être mis en jeu et en mouvement, tenu à distance par une rêverie poétique qui comme son modèle (le texte de Claudel) se joue des strates temporelles et des niveaux de fiction. Ainsi de la très belle scène XIII de la troisième journée, qui montre les impossibles retrouvailles de Prouhèze et Rodrigue, et qui fait faire à Eloi Recoing cette délicieuse analyse :

‘Le personnage de Prouhèze ignore qu’entre Foutchéou et maintenant, Rodrigue a transformé en légende et en littérature leur histoire d’amour, publiée chez Gallimard. 349

Cette hybridation ludique des niveaux de lecture, qui immisce le monde de l'Histoire réelle - dans lequel Claudel a publié chez Gallimard l'œuvre issue de son aventure avec Rose Vetch - dans celui de l'histoire fictive - où elle devient Prouhèze, qui ignore tout de Foutchéou - montre aussi la limite d'une telle herméneutique : quoi que les praticiens aient pu reconstituer de l'histoire réelle à l'origine d'un texte, le personnage, lui, ignore le monde qui est sa matrice, et si l'acteur peut être informé de ce qui est à la source de son personnage, il ne peut, et ne doit, pas nécessairement le jouer... Le décryptage biocritique, et bientôt idéologique, du texte, a ses vertus, pour ce qu'il accroît l'intelligibilité de la lettre et de ses enjeux, mais il a ses vices aussi : lire dans telle tirade de Prouhèze (dans la scène XIII de la troisième journée) une manière, de la part de Claudel de « réhabiliter un certain nombre de concepts dénigrés par la laïcité républicaine », ne doit surtout pas conduire à faire de Prouhèze « une maîtresse théologienne ». Eloi Recoing, qui n'a de cesse d'assurer la connexion du texte avec son origine biographique, dénonce lui-même les limites d'une telle entreprise : la dramaturgie érudite souvent s'arrête où commence l'art de l'acteur, qui obéit à d'autres lois que celle de l'exégèse « objective »...

Puisque nous nous tenons ici dans l'approche du texte qui le fait « objet » attestant d'un « sujet » qui est son origine, il faudrait dire ici quelques mots de la critique psychanalytique, même si elle n'a guère cours de nos jours en répétitions. Ce qu'il convient d'en dire, d'abord, même si pour certains cela tient de l'évidence, c'est qu'à nos yeux elle se distingue de la biocritique, dans le sens où elle ne prétend pas rapatrier le sens d'une œuvre vers la subjectivité propre à son auteur, selon quelque psychanalyse sauvage qui s'octroierait le droit de se prononcer sur les forces inconscientes qui ont animé l'écriture à l'insu de son auteur, dont elles révèleraient les troubles, les angoisses, les désirs, etc. La critique psychanalytique consiste à rapatrier le sens de l'œuvre vers la question du Sujet, « dans l'absolu », indépendamment du sujet écrivant ; c'est du moins dans ce sens qu'elle peut être légitimée, et éventuellement pratiquée aujourd'hui - et encore, de manière souvent distanciée. Etant admis que les metteurs en scène actuels montrent les plus grandes réticences à assujettir leur lecture d'une œuvre à une transcendance sémantique préalable quelconque, on se doute que la critique psychanalytique, qui est une forme de « science de la lecture », à vocation explicative, charriant avec elle ses postulats, ses principes et ses raisonnements, ne peut qu'être jugée impropre à informer le travail de mise en scène. Non qu'elle soit totalement absente de la parole de mise en scène : dans le travail de préparation dramaturgique, souvent, les metteurs en scène rencontrent sur leur chemin les investigations auxquelles s'est livrée la psychanalyse à partir des textes de théâtre qui s'y prêtaient, et c'est en connaissance de cause (d'interprétation psychanalytique) qu'ils abordent le travail de mise en scène. Mais ces préalables-là ne sont souvent évoqués que pour être tenus à une distance raisonnable de la scène et de ses exigences esthétiques : ainsi Jacques Lassalle ne manque-t-il pas, dans son allocution préliminaire sur Rosmersholm d'Ibsen, d'informer son équipe de l'interprétation que Freud a pu élaborer à partir de cette œuvre, qui place la figure de l'inceste au cœur de son propos : mais dès l'abord le metteur en scène présente l'interprétation freudienne dans toute sa relativité, et semble l'isoler dans un parti pris exclusif et réducteur :

‘Il y a donc là [...] la figure de l'inceste. À partir de là, plusieurs interprétations sont possibles : Freud, lui, place toute la trajectoire de Rebekka, et tout le destin tragique de son amour avec Rosmer, y compris la mort de Beate, sa femme, sous le signe de cette malédiction de l'inceste. Sans en avoir une conscience claire [...] Rebekka est déjà obscurément condamnée ; ainsi s'expliqueraient donc les apparentes contradictions de comportement du personnage, cette conduite obstinément "meurtrière" d'une femme qui a voulu la mort d'une autre femme pour obtenir un homme, Rosmer, son nom, sa fortune et son domaine. 350

Implicitement, cette « lecture » semble elle aussi déjà condamnée, drainant avec elle la « malédiction » d'un totalitarisme interprétatif dont les metteurs en scène ne peuvent que se méfier : Freud place toute la trajectoire de Rebekka sous le signe de la malédiction de l'inceste, et c'est là sans doute son erreur, aux yeux du metteur en scène, qui ne consent du coup à relayer l'explication psychanalytique qu'en l'assortissant d'un conditionnel qui la relativise. Cette modalisation prend tout son sens dans la suite du propos de Lassalle, qui clôt cette lecture psychanalytique par cette conclusion :

‘Rebekka apparaît donc totalement comme un personnage hitchcockien dont les initiatives, les silences, les détours convainquent qu'il s'agit d'une aventurière sans scrupules. Ainsi prendrait-elle conscience de son identité au contact de la "grandeur", de "l'honnêteté", de la "noblesse d'âme" de Rosmer (ce sont les propres termes d'Ibsen) et, affrontant ses crimes, elle atteindrait à une espèce de rédemption dans la mort offerte à Rosmer comme gage de son amour et de son expiation. 351

Outre que la lecture de la pièce qui veut faire du parcours de Rebekka l'histoire d'une « rédemption par l'amour » a déjà été invalidée dans les propos introductifs du metteur en scène (« cette approche paraît suspecte : il y a là quelque chose de trop simple » avait-il annoncé en préambule 352 ), la réduction de l'interprétation psychanalytique au genre hitchcockien dit assez combien elle doit être dépassée : certes, la référence hitchcockienne, chez un cinéphile comme Lassalle, n'est pas en soi péjorative, mais il est certain que le talent du cinéaste ne se caractérise pas par la finesse et la complexité de ses intrigues psychanalytiques. Sans doute Lassalle pense-t-il ici au personnage de Pas de printemps pour Marnie, et plus largement à toute la veine des Psychose, La Maison du Docteur Edwardes ou Vertigo, dont le génie tient davantage à une redoutable maîtrise du suspense cinématographique qu'à la profondeur des analyses psychologiques qui y sont développées. Aussi cette lecture psychanalytique est-elle bien vite dépassée, et supplantée par une autre, plus complexe, qu'on a déjà évoquée : le parcours des personnages, sous l'impulsion de Rebekka, les mène vers une « révélation d'eux-mêmes », « par delà les faux-semblants », les engage à briser l'écran de mensonges et de certitudes qu'ils tissent pour se protéger du monde... « Ibsen, conclut Lassalle, nous oblige [...] à accepter, enfin dénudé, l'indécidable ultime de toute existence. Est-il possible de faire avec ? [...] Ses personnages ne survivront pas au quatrième acte ». L'interprétation psychanalytique elle-même semble être identifiée à cet écran de certitudes dont il faut accepter de se dénuder pour accepter « l'indécidable ultime de toute existence ». Il semblerait ainsi que les propositions freudiennes aient mis trop de sens, ou un sens trop clair, trop univoque, là où l'indécidable devait demeurer ; c'est à peu près en ces termes que Chéreau à son tour écarte la lecture psychanalytique pour affronter Hamlet. À la question que lui pose Fabienne Pascaud, de savoir si la psychanalyse « lui a servi », il fait cette réponse catégorique :

‘Pas du tout. Pas du tout parce que la psychanalyse d’une certaine façon ça peut servir je crois l’acteur et moins le metteur en scène ; une fois qu’on a dit que Hamlet avait des problèmes avec sa mère ou envie de coucher avec sa mère, ou souhaité, avait souhaité tuer son père et que du coup il ne se vengeait pas parce que son père avait déjà été tué et que il n’avait pas de raison de venger un acte qu’il aurait pu souhaiter faire lui-même, j’veux dire, c’est un truc, ça tout le monde peut le comprendre dans la pièce. Il me semble que la psychanalyse au théâtre ça enfonce toujours des portes ouvertes, béantes. Ça donne un nom à ce qui justement doit rester une ambiguïté ou un mystère. 353

Au mieux, la psychanalyse est utile à l'acteur, pour pénétrer les arcanes de son personnage : mais cette exploration-là ne concerne pas le metteur en scène, et ne sera donc pas formulée par lui. Au pire, si l'on s'en contente, elle « enfonce des portes ouvertes », et « donne un nom à ce qui doit rester une ambiguïté ou un mystère ». Là encore, la lecture psychanalytique est prise en compte, restituée sans difficulté : elle est passée par là, et on ne saurait l'ignorer. Mais précisément, elle est passée, et a vocation, désormais, à être dépassée. Particulièrement sur des scènes de théâtre où l'on se refuse à tenir un discours explicatif, et où l'on entend faire la part belle à l'énigme et au mystère.

Notes
341.

Note d'Antoine Vitez: "Comme lorsque j'ai monté Partage de midi, le drame amoureux initial et fondateur me guide: l'histoire qui a fourni la substance de toute une œuvre." in Eloi Recoing, Ibid.., p.28.

342.

Lettre à Antoinette Weber-Caflisch, 5 juillet 1987, publiée dans Eloi Recoing, op.cit., p.14.

343.

Eloi Recoing, Ibid., p. 57.

344.

Eloi Recoing, Ibid., p. 57.

345.

Antoine Vitez, entretien avec Jean Mambrino, publié in Eloi Recoing, Ibid., p.8.

346.

Eloi Recoing, ibid., p. 76.

347.

Eloi Recoing, ibid., p. 54.

348.

Ibid., p. 35.

349.

Ibid., p. 91.

350.

Jacques Lassalle, Pauses, pp. 114-115.

351.

Op. cit., p. 115.

352.

Ibid., p. 114.

353.

Portrait de Patrice Chéreau, Epreuve d'artiste.