d) Situation bibliographique

Parmi la documentation dont les praticiens peuvent s'entourer pour aborder une pièce sans être trop démuni, l'ensemble de l'œuvre de l'auteur est encore le matériel textuel le plus volontiers admis, cité et crédité d'une vocation à éclairer le texte choisi pour être porté à la scène (on dira le « texte-cible »). On voit bien là qu'il ne s'agit guère d'une documentation critique, puisque la textualité périphérique ainsi constituée est encore de nature poétique, et qu'elle ne guide pas davantage les interprétations qu'on peut en faire que le texte-cible lui-même. Mais précisément parce qu'il s'agit d'une textualité poétique, suscitant des associations libres, multipliant les phénomènes d'échos entre le texte-cible et la bibliographie de l'auteur dans son ensemble, la forme d'expression que prennent de telles références est souvent celle de l'analogie, vaste canal par où toute la littérature, et bientôt l'art en général, et le monde même, entrent dans la parole de mise en scène : nous retrouverons donc ces évocations dans l’étude de la fonction analogique dans la rhétorique du discours de mise en scène. Pour nous en tenir ici à ce que nous avons appelé l'intertextualité analytique, nous ne retiendrons de la citation autographique que ce qui relève d'une comparaison différentielle. Tandis que l'analogie rapproche deux objets distincts sur la base d'une ressemblance, la comparaison, rappelons-le, souligne entre deux objets analogues des éléments différentiels. C'est essentiellement en ce sens que se pratique la « critique » bibliographique dans la parole de mise en scène : elle est une manière d'éclairer certains éléments de la pièce par le truchement des autres pièces, qui proposent, pour un thème analogue, un traitement différent, et permettent du coup, de cerner la spécificité d'une scène relativement à ses « homologues ». Un exemple tiré des répétitions de Tout est bien qui finit bien permettra de nous faire mieux comprendre : il s'agit d'une séquence de travail sur la scène V, 2, toute en rebondissements et en contradictions, où Bertrand s'explique de son refus initial de prendre Hélène pour épouse en arguant du fait (totalement inattendu) qu'il aimait ailleurs, tout en affirmant qu'il aime désormais son épouse (quand elle est crue morte). Pour tenter d'accompagner Laurent Sauvage dans la recherche de son personnage et de ses affects contradictoires, Jean-Pierre Vincent va puiser dans la bibliographie shakespearienne un modèle différentiel qui permet de mieux qualifier la thématique amoureuse en jeu dans cette scène :

‘Ce que tu racontes c’est : <Je ne pouvais aimer Hélène puisque j’aimais Madeleine>. Son amour pour Hélène, ce n’est pas comme dans Beaucoup de bruit pour rien, un amour réel mais refoulé : ici, Bertrand n’a aimé Hélène qu’à sa disparition. Le thème de Madeleine ne peut apparaître que maintenant : il faut que le refus de Bertrand à l’acte I soit pur : c’est une révolte de type fronde. S’il y a une motivation amoureuse ça amollit le propos de la pièce.’

L'évocation un peu allusive de l'amour « réel mais refoulé » que met en scène Beaucoup de bruit pour rien permet ainsi à Jean-Pierre Vincent et à son comédien de s'appuyer sur un modèle différentiel pour cerner les affects de Bertrand : à la différence de Béatrix et Bénédict, dont les dénégations un peu caractérielles sont chargées de non-dit, et d'insu amoureux, le refus de Bertrand, lui, doit être « pur », et son retournement un basculement inattendu plutôt qu'une révélation de ce qui était caché. Un autre exemple de comparaison différentielle à propos de la même scène V, 2 montre à nouveau comment ce type de procédure permet de qualifier la spécificité de traitement d'une situation : à l'ensemble des comédiens que le metteur en scène juge un peu figés dans une solennité inexpressive, Jean-Pierre Vincent adresse cette indication collective :

‘C’est pas Henri V ou Richard III c’est Tout est bien qui finit bien : les événements historiques arrivent comme une affaire domestique ; même le Roi de France est humain, paumé. Il faut se souvenir de cette maladresse qui vous est venue spontanément quand vous improvisiez au début.’

Cette fois le modèle différentiel est puisé dans un genre nettement distinct : en se référant ainsi aux drames historiques de Shakespeare, Jean-Pierre Vincent marque la spécificité générique de Tout est bien qui finit bien, qui, en tant que comédie, appelle un traitement de l'Histoire singulier. Les événements y entrent par la « petite porte », et tout Roi de France qu'il soit, le personnage n'en est pas moins humain, en proie comme les autres à l'égarement, « improvisant » des réponses maladroites à des situations inattendues.

Nous nous tenons ici dans des exemples ponctuels, produits en cours de répétitions, où une thématique (amoureuse, historique...) est isolée dans une scène pour comparer le traitement dont elle fait l'objet à d'autres traitements possibles dans l'œuvre de l'auteur : de telles références fonctionnent pleinement comme indications de jeu, engageant les comédiens sur la voie d'une identification précise des enjeux de la scène ; à une échelle plus globale, la situation bibliographique paraît moins immédiatement convertible en indication concrète de jeu, et permet simplement de qualifier la tonalité d'ensemble de la pièce, ce qui vaut comme programme d'interprétation et de jeu. Ainsi lors des séances d'ouverture de répétitions, une telle approche, qui consiste à situer la pièce choisie parmi l'œuvre de l'auteur, permet au metteur en scène, comme on l'a déjà aperçu, de produire les raisons de son choix. On se souvient par exemple de la façon dont Jacques Lassalle, dans son allocution d'ouverture pour la mise en scène de Rosmersholm, avait situé cette pièce dans le parcours de son auteur, en marquant sa prédilection pour la dernière période à laquelle elle appartient : l'affirmation de ce goût reposait évidemment sur un rapide exposé des périodes précédentes, qui permettait déjà de dégager les thématiques récurrentes chez Ibsen :

‘On a coutume de diviser l'œuvre d'Ibsen en trois grandes périodes : d'abord une période lyrique, en quête d'un grand théâtre épique (Peer Gynt, Brandes, Empereur et Galiléen) ; puis un théâtre presque naturaliste, à caractère social, qui prend parti sur la réalité politique norvégienne de la fin du siècle (Maison de Poupée et Revenants) ; enfin un théâtre beaucoup plus subjectif, où se retrouvent certes tous les grands thèmes précédents, mais qui n'obéit plus à une volonté déclarée de doter la Norvège d'un grand théâtre National [...] ni à une quelconque ambition de réformer la société ou de la libérer de ses interdits. 354

Vient ensuite l'évocation plus précise de la troisième période, que Lassalle qualifie en termes de « mystère » et « d'ambivalence » pour justifier sa prédilection pour cette dernière. Là encore, mais cette fois à un niveau global, la situation bibliographique d'un texte est une manière de révéler sa spécificité, et de dire, à travers tout ce qu'elle n'est pas mais qui lui est proche, ce qu'elle est. Implicitement aussi, de telles références mettent en exergue les thématiques privilégiées par un auteur, en même temps que la souplesse qu'il est capable de montrer dans leur traitement. Et ceci vaut pour les qualifications ponctuelles comme pour les qualifications globales : en se référant à Beaucoup de bruit pour rien ou à Richard III et Henri V, Jean-Pierre Vincent indiquait, comme en passant, que la thématique du retournement amoureux, ou celle du retournement historique, sont des points de passages récurrents de l'œuvre de Shakespeare, qu'il convient donc d'aborder en connaissance de cause ; de la même façon Jacques Lassalle attire discrètement l'attention de ses partenaires sur certaines thématiques (sociale, nationale...) dans Rosmersholm qui caractérisent l'ensemble de l'œuvre d'Ibsen, et qu'il ne faut donc pas occulter même si le primat de la subjectivité de l'auteur dans cette dernière œuvre a tendance à les faire passer au second plan. Mais le caractère général de références comme celles que produit Lassalle, leur situation (lors de l'allocution liminaire, avant même d'aborder le travail à la table) semble avoir moins d'incidences en termes de jeu, sinon qu'elles participent à l'intelligibilité de l'œuvre et permettent d'y voir plus clair sur les structures thématiques.

Il ne faut pourtant pas négliger la dimension pragmatique - même si elle demeure à ce stade purement programmatique - de ce type de commentaire. Lorsque dans son allocution d'ouverture, comme Jacques Lassalle, Jean-Pierre Vincent se livre à une allusive situation bibliographique globale, et qu'il qualifie la spécificité de Tout est bien qui finit bien, il propose déjà une forme d'interprétation qui a tout l'air d'un programme de mise en scène :

‘C’est une pièce tchekhovienne : les thèmes qui sont saturés, évoqués presque toujours de manière exhaustive dans les autres pièces... alors que Tout est bien est une pièce énigmatique et suggestive, avec des contradictions internes... La question qu'il faudra se poser c'est est-ce qu'il faut les résoudre ou les accepter ?’

« Pièce tchekhovienne »... Cette qualification générique analogique est une manière d'en dire peu et d'en dire beaucoup à la fois : mettre l'accent sur « l'énigme » et « la suggestion » dans ce qu'on pourrait aussi lire comme un conte moral (terme que le metteur en scène emploiera ultérieurement) est déjà une façon de proposer un parti pris de lecture qui est aussi un programme de mise en scène, et dont les incidences en termes d'interprétation scénique peuvent être considérables.

Notes
354.

Jacques Lassalle, Pauses, pp.111-112.