b) Le « cas -Tchekhov »

À ce titre le « cas -Tchekhov » est plein de ressources et peut servir de fil rouge à notre investigation, tant il semble être le carrefour de problèmes liés à la détermination générique : apparemment, dès l'origine, l'œuvre de Tchekhov a fait l'objet d'un malentendu en termes de genres - entre comédie, ce que Tchekhov pensait avoir écrit, et tragédie intimiste - ce que Stanislavski croyait pouvoir y lire. Et peut-être ce malentendu dure-t-il encore aujourd'hui, la lecture stanislavskienne étant peu à peu devenue la référence implicite de ce qu'on appelle désormais le « tchekhovisme », érigé en un véritable « genre » : ainsi telle pièce de Shakespeare peut-elle être qualifiée de « tchekhovienne », ce qui semble vouloir dire, selon la lecture de Jean-Pierre Vincent, qu'elle est « énigmatique et pleine de contradictions internes ». Mais bien d'autres clichés sont associés au « genre » tchekhovien, tour à tour valorisés ou dénoncés : si le tchekhovisme est annoncé lors de la première séance comme un programme de lecture, dans le cours du processus des répétitions, il devient un modèle de jeu qu'il faut mettre à distance. Ainsi Jean-Pierre Vincent fera-t-il ce commentaire à l'issue de la première séance sur le grand plateau :

‘On est dans un rythme trop tchekhovien ; il faut accélérer. [...] Dans la scène avec Paroles, il ne faut pas trop de paresse campagnarde ; c’est un festival de conneries magistrales, un feu d’artifice de répliques. Ce qu’on a dit en répétition et en lecture doit être conservé en mémoire, mais il faut plus raconter la pièce. Rien ne doit être confidentiel. Il n’y a jamais de confidence chez Shakespeare : la confidence s’exhale vers l’univers. ’

La lenteur, la paresse campagnarde, le ton confidentiel, et bientôt toute la question du non-dit, du sous-texte psychologique deviennent ainsi implicitement les attributs du tchekhovisme, que Jean-Pierre Vincent entend ici délaisser au profit de la narration shakespearienne, qui fait de ses personnages des conteurs (dans une forme de pré-brechtisme) où la « confidence s'exhale vers l'univers ». Autant dire que le genre tchekhovien est, bien plus qu'une constellation de motifs, un programme d'interprétation : on glisse ici du « genre » textuel au sens strict, à une représentation plus ou moins stéréotypée du mode de traitement scénique qui lui est associé - en l’occurrence, un mode de jeu correspondant grosso modo à la conception stanislavskienne de l'art de l'acteur, dans ses premières théorisations qui mettaient l'accent sur le sous-texte. Qualifier de « tchekhovienne » une œuvre en début de répétition, ça n'est donc rien de moins que se doter d'un programme de mise en scène ; connaissant le rapport des metteurs en scène aux « programmes », aux « lectures toutes faites », on ne s'étonnera pas de ce qu'ils ne s'y tiennent guère : s'il est original de voir dans une œuvre de Shakespeare une tonalité tchekhovienne, il convient de ne pas s'en tenir là, et d'entendre aussi les autres « genres » que la pièce porte en puissance : aussi sera-t-elle également identifiée comme un « conte moral », où « l'honneur mérité » l'emporte sur « l'honneur hérité » : cette parole édifiante devra être donnée comme telle au public. Mais Tout est bien qui finit bien peut être aussi caractérisé comme une « pièce romanesque », ce qui conduit Jean-Pierre Vincent à déduire, en début de répétition, ce programme d'interprétation :

‘C’est une pièce romanesque ; donc il faut se demander quelle est la situation de vie. Il y a un imaginaire réaliste très fort qui est nécessaire pour nourrir des personnages, qui risquent sinon d’être squelettiques. ’

L'interprétation, donc, ne devra pas dédaigner l'investigation de la vraisemblance psychologique des personnages, qu'il faudra reconstituer pour leur donner un peu d'épaisseur (on verra que le metteur en scène ne faillira pas à ce programme de lecture psychologique, qui n'est pas loin d'ailleurs du tchekhovisme). À force de multiplier les caractérisations génériques locales (les « scènes tchekhoviennes » s'enchaînent avec des « scènes de grand comique », des « scènes de cabaret », etc.) le metteur en scène en arrive à la conclusion, à l'issue de la première mise en espace, que l’hétérogénéité fondamentale de la pièce en fait « un conte fait de bric et de broc » où règne le mélange des genres... On serait tenté de dire, à la faveur d'une tautologie sur laquelle débouche fréquemment la détermination générique, que la pièce de Shakespeare, finalement, est très shakespearienne... Cette « tautologie » est moins vaine qu'il y paraît, puisqu'elle peut constituer la base de bien des indications de jeu : ainsi Jean-Pierre Vincent, pour émanciper ses comédiens d'une interprétation jugée finalement trop tchekhovienne, leur demande, tout naturellement, de jouer la pièce « à la Shakespeare ». À l'issue du premier filage intégral, il se livre à ce commentaire de feed-back où quelques caractérisations délivrées au passage permettent de reconstituer ce qu'est, pour le metteur en scène, le « genre » Shakespeare :

‘Le travail tchekhovien de creusement des répliques doit être modifié : on n’a pas assez hiérarchisé les informations. Il faut traduire ce travail tchekhovien en Shakespeare, en action. [...] Shakespeare ne prend aucune précaution pour passer d’un univers théâtral à l’autre : le burlesque, le politique, l’émotionnel... [...] C’est une pièce sans quatrième mur : ayez toujours conscience du public à qui vous racontez cette histoire. On fait avancer une romance shakespearienne. Dès le premier mot, il faut avancer vers la fin. [...] Il faut plus de “un clou chasse l’autre”. Tout ce que nous avons de Schubert, Schuman, Tchaikovski, c’est non. Il faut le jouer Shakespeare. Pour la première scène du roi on n’a pas assez l’image d’une cour royale désertée. C’est trop propret. Il faudrait une bonne sœur avec des bandes velpeau. Comme le palais à la fin de Hamlet. [...] On ne tortille pas du cul avec Shakespeare, ça a une vigueur qu’il faut restituer, sans ça ça se retourne contre nous. ’

« Action » plutôt qu'introspection, vigueur, éclectisme brutal qui ne craint pas les excès et montre peu d'égard pour les transitions, narration diligente et clairement adressée au public... c'est en somme ce qui ressort de la caractérisation du genre « Shakespeare » dans ces propos, et qui se résume ainsi : « on ne tortille pas du cul avec Shakespeare ». Ce qui nous intéresse ici n'est pas tant la clausule familière que les conséquences néfastes que le metteur en scène semble promettre à qui se trompe de genre : si l'on ne joue pas Shakespeare à la Shakespeare, « ça se retourne contre nous ». Ainsi le texte commanderait de lui-même une détermination générique pertinente, c’est-à-dire une modalité de réception et d'interprétation spécifique : manquer cela serait manquer la pièce.

Ce qui est apparu dans cet exemple d'une pièce de Shakespeare d'abord qualifiée de tchekhovienne (c'est la toute première chose que Jean-Pierre Vincent en ait dit) puis rendue au fil des répétitions à son genre originel (shakespearien), c'est que le texte semble infléchir fortement sa réception générique, et ceci presque indépendamment de la volonté de lecture qu'on peut exercer sur lui : certes, comme le disait Genette, le texte ne « déclare pas sa qualité générique », mais elle semble si intimement distillée en lui qu'il paraît difficile de lui échapper, et de la contrarier. Dans le cas du Shakespeare mis en scène par Vincent, l'abandon progressif de la première caractérisation générique est finalement une histoire où « tout est bien qui finit bien » : le ton Shakespeare émerge peu à peu du texte lui-même, et de ce que la scène révèle et réclame, et détourne les praticiens d'une lecture tchekhovienne qui se serait retournée contre eux.