c) Dialectique générique

Mais un autre cas de « tchekhovisme » révèle les dangers liés à une détermination générique « commandée » par le texte : lorsque Matthias Langhoff entreprend de mettre en scène les Trois Sœurs, il entend bien « décaper l'œuvre, la débarrasser de tout “tchekhovisme” et de toute tradition sentimentale abusive, à l'issue d'une exploration acharnée de l'écriture originale » 360 . Ainsi la tautologie générique est apparemment devenue, pour cet auteur, un écueil à éviter à tout prix : si monter Shakespeare à la Shakespeare est une vertu, monter Tchekhov de manière tchekhovienne est une erreur. Sauf que la tautologie, ici, n'en est pas une : ce qu'on a coutume d'appeler la manière tchekhovienne, correspond en fait, selon notre hypothèse, à la manière stanislavskienne (ou supposée telle) de mettre en scène Tchekhov. Ce glissement est d'ailleurs implicitement contenu dans les propos d'Odette Aslan, qui souligne que c'est par un retour à la source, à « l'écriture originale » que peut se faire ce vigoureux décapage : la lettre ne porterait donc pas en elle-même ce « tchekhovisme » sédimenté par un siècle de mise en scène, et c'est à l'écoute de son véritable genre qu'il faut se mettre. Déjà en 1984 Langhoff proposait une mise en scène de La Cerisaie émancipée de tout sentimentalisme larmoyant :

‘Modelée par une analyse socio-politique sans faille, la représentation se colorait de grotesque, de farce, de plaisir ludique. Résultat : un vaudeville grinçant qui refusait l'enjolivure ou le culte des sentiments au profit d'une énergie parfois violente.’

On comprend dès lors combien la caractérisation générique est un enjeu fondamental de la mise en scène : la force de la lecture de Langhoff est ici d'avoir compris la pièce de Tchekhov comme un vaudeville (et non comme un drame sentimental). « Compris comme » c’est-à-dire interprété, ou deviné : la marge de manœuvre du lecteur en matière de détermination générique est décidément très difficile à évaluer. Pour Langhoff et ses partenaires de travail, cette manière de rapatrier Tchekhov vers le genre du vaudeville n'est nullement un placage interprétatif destiné à renouveler un peu la mise en scène de cet auteur. C'est véritablement un retour aux sources (un « rapatriement sanitaire », pourrait-on dire...), fondé sur une analyse « au scalpel » du texte, des éléments biographiques de son auteur, en lequel on (re)découvre un observateur « sans complaisance » de ses contemporains, armé d'une « lucidité implacable », donnant la parole à des personnages « tout crus, pris sur le fait, s'exprimant sans détour »... L'énergie « parfois violente » de la mise en scène n'était donc qu'une manière de rendre justice à celle de son auteur. Pour la mise en scène des Trois Sœurs, même s'il n'y a pas de programme interprétatif préalable, il est certain qu'il n'est, à nouveau, pas question de tomber dans le piège du tchekhovisme : dès le début des répétitions, des procédés sont mis en place afin d'éloigner les acteurs de tout sentimentalisme. Ainsi la comédienne qui joue Olga doit-elle répéter des dizaines de fois de suite sa tirade sur les obsèques du père (on imagine qu'elle lit à haute voix les devoirs de ses élèves, interrogés précisément sur ce sujet). Même si l'exercice est pénible, ses vertus sont censées le justifier : « La réitération de la tirade d'Olga agace, le texte devient absurde. Ce procédé, familier à Matthias Langhoff et utilisé provisoirement, détache l'actrice d'une sentimentalité banale » 361 . D'autres procédés viendront concourir à ce détachement, dont tous ceux, burlesques, qui consistent à encombrer le corps des acteurs d'accessoires impossibles, à entraver leurs déplacements dans l'espace, à les priver de toute contenance trop prolongée. Mais le « tchekhovisme », malgré toutes ces ruses, est là, qui guette, et ne tarde pas à se manifester en dépit de tous les épouvantails qu'on aura dressés : commentant le travail sur l'acte I pendant la première semaine de répétition, Odette Aslan fait cette analyse :

‘Chaque personnage a une occupation. Marie frotte le sol, le Docteur découpe des journaux, Saliony nourrit les poissons, Irina écourte les tiges de fleurs coupées, Touzenbach joue du piano. La scène devient terriblement "tchekhovienne". Matthias Langhoff veut casser cette belle image qui n'est pas tellement signifiante. 362

Chassez le « genre » (d’interprétation scénique), il revient au galop... Aussi, pendant les semaines de répétition qui suivent, Langhoff continue d'opposer toutes sortes de ruses de mise en scène à cette détermination générique qui semble contaminer la scène malgré les praticiens : à la troisième semaine de travail, Odette Aslan relève encore ce genre de stratégie : « Pour éviter aux acteurs de “thekhoviser”, Matthias Langhoff propose quelques gags » 363 . Mais c'est alors une autre difficulté qui surgit : à force d'opposer au tchekhovisme un genre (le burlesque) censé en exorciser l'usure, c'est l'antidote même qui prend trop d'importance et envahit la scène : le filage du premier acte est sanctionné par ce commentaire de Langhoff :

‘Voulant échapper au tchekhovisme, nous sommes tombés dans le burlesque. Trop de chair. Tout le monde bouge tout le temps. Peut-être vous ai-je proposé trop de choses trop tôt. 364

Trop de burlesque ne semble pas constituer une solution satisfaisante ; peut-être parce que cette approche a déjà été explorée par Langhoff pour sa mise en scène précédente de Tchekhov (La Cerisaie) et qu'il entend poursuivre une recherche qui ne saurait se contenter d'une solution systématique ; peut-être aussi parce que cet antidote-là est moins pertinent s'agissant des Trois Sœurs... N'y a-t-il pas quelque risque d'étouffer la lettre du texte, et de perdre Tchekhov en chemin ? C'est ce dont semble s'inquiéter Odette Aslan, livrant ses propres doutes dans ce moment de crise des répétitions :

‘Le sens du gag, l'ironie, la distance, la quasi-marionnettisation de certains ne permettent pas aux interprètes de chercher la vulnérabilité de personnages ancrés ni dans leur vie ni dans une réalité sociale [...] Les acteurs parviendront-ils à être au bord des larmes sans pleurer, plutôt que de feindre brusquement des pleurs gratuits et comiques ? Où introduire des failles ? Dans ce travail de mosaïque où Matthias Langhoff s'efforce de donner des tâches concrètes à chacun des acteurs pour éviter de "faire du texte", la sensibilité de Macha, éprise de poésie et de musique (elle est plutôt, dans cette mise en scène, considérée comme fille de général et un peu brusque), celle d'Andréï, violoniste, homme de lettres, peut-être futur Ivanov, seront-elles éliminées ? 365

Finalement le processus de ces répétitions montre qu'il est aussi réducteur de ne cultiver que la « petite musique » tchekhovienne, que de ne vouloir faire entendre que sa dissonance. Rapatrier toute l'interprétation de l'œuvre vers une caractérisation générique, exclusive, systématique (le « tchekhovisme » ou le burlesque) est à chaque fois une manière de manquer l'œuvre. Aussi le processus des répétitions prendra-t-il la forme d'un parcours dialectique, où chaque fois que trop de langueur, de pauses et de sentimentalité se feront sentir, le metteur en scène dénoncera ce retour de « tchekhovisme » et lui inoculera quelques tours burlesques, avant de faire machine arrière chaque fois que l'antidote se sera avéré trop prégnant, trop visible, trop loin du texte. « Evitez les effets boulevard » dira-t-il à ses comédiens excessivement engagés dans un comique de vaudeville. Finalement l'anecdote originelle montrant Stanislavski et Tchekhov en désaccord sur le genre de la pièce resurgit : et voici que Langhoff livre à ses partenaires de travail ce diagnostic de la difficulté à échapper à des déterminations génériques réductrices :

‘Tchekhov pensait avoir écrit une tragédie, Stanislavski croyait à un drame ou à une tragédie. Aujourd'hui, cela dépend de notre regard. Au théâtre artistique de Moscou, les acteurs passèrent d'une interprétation morne à un jeu de vaudeville. Pris dans un dilemme analogue, nous avons de même exagérément ralenti puis trop accéléré le temps. Nous devons retrouver ce que la pièce raconte et une manière de le raconter. 366

Le dilemme ne se résout pas si facilement : certes, se mettre à l'écoute du texte (« retrouver ce que le texte raconte »), loin de tout préjugé sur sa forme, son genre, permet de lui rendre justice, mais il faut toujours aussi trouver « une manière de le raconter », et c'est dans cette « manière » de mise en scène que resurgit l'épineuse question du genre, en termes de traitement scénique. L'enjeu de la mise en scène de Langhoff a tout l'air, en définitive, d'une lutte sans merci contre la notion même de genre interprétatif, dans ce qu'elle a de systématique et de réducteur. Et cette méfiance vaut pour l'ensemble de son travail, et pas seulement pour la mise en scène des Trois Sœurs. Dans le cadre d'un entretien sur Philoctète de Heiner Müller, qu'il a mis en scène la même année (1994), le metteur en scène dénonce l'ensemble des idées préconçues relatives au genre d'une œuvre :

‘En règle générale, un auteur est aussi la victime du théâtre qui l'a rendu populaire, ou qu'il essaie d'incarner dans ses pièces. Une idée théâtrale est plus idéologique et plus pauvre que l'œuvre elle-même. [...] Le müllerien, le brechtien, le shakespearien ou le tchekhovien sont presque toujours des moyens d'étouffer la voix de l'auteur sous le théâtre [...] Face à cette tradition d'interprétation, la méfiance est de rigueur. 367

Ainsi la question du genre - de l'œuvre, et donc, de la lecture (scénique) qu'elle réclame, question qui se pose nécessairement aux praticiens soucieux de trouver une « manière » de raconter tel texte, fait-elle moins l'objet d'un choix, simple et exclusif, qu'elle est le lieu d'une lutte, d'une dialectique incessamment reconduite qui traverse tout le procès des répétitions. Et l'on comprend mieux aussi pourquoi une telle question est inclassable en termes de texte-document (référé à une transcendance qui lui est extérieure) ou de texte-monument (envisagé en lui-même, dans toute son immanence) : la détermination générique hésite elle-même à s'identifier comme une opération liée à l'immanence du texte (il faut se mettre à « l'écoute du texte », qui fonde de lui-même son propre genre) où à la transcendance d'un regard qui le lit et décide de lui appliquer tel genre de lecture.

Notes
360.

Odette Aslan, in Théâtre/Public n°122, p.6.

361.

Article cité, p. 12.

362.

Ibid., p. 16.

363.

Ibid., p. 28.

364.

Ibid., p. 28.

365.

Ibid., p. 29.

366.

Ibid., p. 34.

367.

Entretien avec Jean-Pierre Morel in Théâtre/Public n°122, p. 69.