B . Le monument-discours

Résumons-nous : le « texte-document » est un matériau mis en relation avec une extériorité, un objet (maniable, transformable) situé au cœur d'une constellation d’instances référentielles qui l'éclairent et l’organisent. Le texte-monument, lui, est une structure inaliénable, envisagée pour elle-même, selon ses propres lois, habitée de ses propres échos. Il est entendu que cette distinction n'est pas le fait du texte lui-même, mais des opérations de lecture qu'on applique sur lui : soit le regard du lecteur transperce l'œuvre de part en part, lisant à travers elle une époque, un auteur, éventuellement un genre... Soit il s'y étend, s'y répand, s'y abandonne pour en explorer l'intime règlement, le fonctionnement autonome, les « objets » qu'il génère, et non pas ceux qu'il reflète. La distinction pourra paraître floue ; elle l'est d'autant plus que l'une et l'autre approche peuvent étroitement s’entre-tisser dans la parole de mise en scène, qu'il serait vain de chercher une quelconque hiérarchie, non plus qu'une chronologie susceptibles de les distinguer. Elle l'est encore davantage si l'on considère que pour envisager le texte dans sa seule « immanence », il faut encore, pour le comprendre, le référer à au moins une transcendance - la transcendance linguistique - sans laquelle il n'est qu'opacité brute, et encore à ces autres données transcendantes que sont la stylistique, l'analyse des discours, la logique narrative. Nous considérerons pourtant toutes les opérations de lecture qui interrogent le texte à la faveur des ces « données transcendantes » liées au langage, comme des opérations travaillant sur son immanence, dans la mesure où le langage (ses lois et sa polysémie, sa rigueur et ses ouvertures) est la matière même de l'œuvre, et non un principe qui lui serait extérieur.

Etant donnée la spécificité générique du texte théâtral, nous avons pourtant cru devoir opérer une distinction entre deux structures organisant l’immanence de l’œuvre, en dressant d’une part le « monument-discours », qui correspond pour nous à la manifestation linéaire, essentiellement dialogique, du texte, et d’autre part le « monument-récit », où le texte est interrogé, construit et déconstruit, dans sa structure narrative profonde. On pourrait dire plus simplement qu’on observera d’abord la parole de mise en scène qui s’attache à ce qui est dit, et comment c’est dit, pour envisager ensuite les commentaires liés à ce qui est raconté, et comment c’est raconté. Là encore, nulle hiérarchie, nulle chronologie dans cette distinction : dans la parole de mise en scène l’une et l’autre structure peuvent être alternativement évoquées sans qu’on puisse en déduire des « niveaux » de lecture strictement hiérarchisés, et c’est là selon Eco le propre des opérations de lecture :

‘Le processus concret d’interprétation n’est pas analysable comme un processus temporel ou logique. Tous les niveaux ou sous-niveaux - en fait de simples cases métatextuelles - peuvent être atteintes par de grands “sauts”, sans nécessairement devoir parcourir des chemins obligatoires, case par case. [...] La lecture n’est pas strictement hiérarchisée, elle ne procède pas par arbre ni par main street, mais par rhizome. 368

Ce sont ces cases métatextuelles dont nous entreprenons l’inventaire ici, selon un ordre qui relève de notre propre logique classificatoire et non d’une logique ou d’une temporalité de la répétition, dans laquelle de toute façon « l’ordre » est un principe en voie de disparition.

Notes
368.

Umberto Eco, Lector in fabula, p. 86