b) Niveau syntagmatique

Il faut pourtant revenir sur les procédures explicatives de la lettre du texte, en se penchant cette fois sur le niveau syntagmatique, qui peut présenter certaines ambiguïtés lorsque surgissent des expressions anaphoriques ou déictiques : si Umberto Eco expédie un peu rapidement le problème s'agissant de la lecture de textes romanesques (« le lecteur peut immédiatement désambiguïser des expressions déictiques et anaphoriques » 372 ), où le travail du lecteur est fortement guidé par des béquilles narratives qui structurent le texte, il en va autrement s'agissant des textes de théâtre : les déictiques, notamment, y reprennent leur toute puissance d'ouverture du texte sur son en-dehors (sur ses conditions d'énonciation), et y sont autant de « trous » que la parole métatextuelle doit combler pour le rendre intelligible : c'est Jean-François Lyotard qui suggère cet effet de béance suscité par le déictique, rappelant « qu'on ne peut pas en donner le signifié indépendamment du désigné, s'il n'est pas replacé dans la situation spatio-temporelle dans laquelle il est prononcé. Avec ces “indicateurs”, le langage est comme percé de trous par où le regard peut se glisser, l'œil voir au dehors et s'y ancrer... » 373 . Cette situation spatio-temporelle, qui est un donné du récit romanesque, est, en matière de théâtre, entièrement à construire, et c'est même une des tâches principales de la mise en scène que de donner corps à ce « dehors » que l'œil peut voir par l'entremise des déictiques. Lorsque Bernard-Marie Koltès ouvre Dans la solitude des champs de coton sur cette réplique du Dealer : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu... », c'est au metteur en scène qu'il appartient de déterminer (plus ou moins précisément, selon l'esthétique théâtrale qu'il privilégie) l'heure et le lieu que désignent ces mots sans les signifier. Pour établir ces données extra-linguistiques que la parole ne fait que montrer du doigt, il dispose d'un certain nombres de données textuelles : ainsi pour le texte de Koltès, la définition du Deal et la description de ses circonstances usuelles, produites en exergue de la pièce, permettent de déduire l'espace-temps dans lequel elle est censée s'inscrire : le genre de transaction dont il est question entre les personnages se déroule « dans des espaces neutres, indéfinis, non prévus à cet usage [...] à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d'ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci ». Une telle exergue a tout l'air d'une invitation à ne pas trop se prononcer sur les conditions d'énonciation, à demeurer dans l'indétermination quant à ce monde sur lequel les nombreux déictiques qu'emploieront les personnages s'ouvrent. Cette indétermination est l'un des éléments poétiques de la dramaturgie propre à cette œuvre, mais dans bien des cas, la question posée par les déictiques appelle une réponse plus précise : une réplique d'Hélène, dans Tout est bien qui finit bien, présente ainsi un pronom à valeur déictique auquel la mise en scène se doit de donner un contenu précis. Dans la scène I, 4, où l'héroïne expose son idée d'aller proposer ses soins guérisseurs au roi, la Comtesse la met en garde contre les limites de son entreprise (« Comment feront-ils confiance/ À une pauvre vierge ignorante, alors que la Faculté/ Vidée de toute sa science, a déserté/ Laissant le mal à lui-même ? ») - « Il y quelque chose de plus fort » lui rétorque Hélène « que l'art de mon père, pourtant le plus grand/ dans sa profession, qui me dit que sa bonne recette sera pour moi un héritage béni/ Par les étoiles du ciel... ». Que désigne ce « là » où Hélène puise toute son assurance ? La mise en scène ne peut faire l'économie d'une réponse à cette question, qui orientera la gestuelle et le regard de la comédienne, et plusieurs solutions se présentent : Hélène peut choisir de montrer son cœur, siège de son amour pour Bertrand et motif profond de son entreprise, où encore sa tête, où les ressources de son intelligence et de sa ruse sont censées la prémunir d'un éventuel échec, ou encore les astres, en lesquels elle voit de fiables protecteurs... C'est encore un autre élément référentiel que Jean-Pierre Vincent affecte au déictique, et c'est par un retour au texte original que la solution sera trouvée : « Dans l'édition anglaise, remarque-t-il, ça donne : "There is something in it", donc ça voudrait dire dans le produit guérisseur... ». Cette orientation de la réplique vers une désignation plus concrète déterminera le metteur en scène à introduire dans le jeu de la comédienne un accessoire, la fiole censée contenir le produit guérisseur. L'exemple illustre fort clairement en quoi, comme le signale le dictionnaire de stylistique, les déictiques, ces « embrayeurs indiquant une désignation extra-discursive », sont « de nature à créer un effet de décor ou de mise en scène » 374  : en s'appuyant sur une réalité qu'ils désignent mais qu'ils ne dévoilent pas, ils semblent fonctionner comme autant de brèches ouvertes dans le texte, et sont des appels d'air par où s'engouffre la mise en scène, sommée d'apporter des réponses concrètes aux questions qu'ils lui posent.

L'ambiguïté des pronoms démonstratifs à valeur anaphorique n'est pas moins problématique, et la résolution qu'on en propose pas moins déterminante sur le plan pragmatique : la question alors ne porte pas sur le référent extra-discursif, mais sur l'antécédent infra-discursif du pronom. Evidemment, ce cas de figure est moins spectaculaire en termes de mise en scène, puisqu'il n'ouvre pas le texte sur son en-dehors scénique qu'il faut élaborer, mais il creuse tout de même des problèmes d'intelligibilité du texte, dans sa cohérence interne, qu'il faut bien résoudre pour pouvoir le jouer. Prenons à nouveau un exemple issu des répétitions de Tout est bien qui finit bien : à l'issue de la première journée de répétition, lorsque le metteur en scène demande à ses partenaires si « il y a des phrases qui ne sont pas claires », la première demande porte justement sur un cas de pronom anaphorique ambigu. Rémi Carpentier, qui interprète Lefeu, affirme qu'il a un « problème » avec sa réplique : « Comment faut-il entendre cela ? ». L'échange de répliques qui précède immédiatement cette question s'organise selon un ordre assez mystérieux, dans lequel il est assez délicat de déceler avec certitude l'antécédent du pronom en question :

... Et comment donc faut-il entendre cette dernière réplique ? Plusieurs antécédents sont possibles, et dans sa réponse à Rémi Carpentier, Jean-Pierre Vincent semble vouloir n'en privilégier aucun :

‘Il y a un ordre tchekhovien des répliques : la question porte sur la phrase obscure de la comtesse : “Si les vivants résistent au chagrin, le chagrin mourra bientôt”, mais c’est aussi une adresse à Bertrand : <comment osez-vous interrompre votre mère ?>. ’

En maintenant ainsi concurremment deux antécédents possibles, le metteur en scène engage le comédien à trouver une modalité de jeu ambivalente plus difficile à réaliser qu'à réclamer : à la fois dans la perplexité, devant la formule énigmatique de la comtesse, et dans le reproche, vis à vis de Bertrand, Rémi Carpentier aura du mal à « trouver » l'intonation adéquate, et l'ambiguïté du pronom se traduira par un jeu lui même fort ambigu... Il est à noter, en outre, que le pronom pouvait encore faire l'objet d'une autre interprétation, sans doute plus fantaisiste, qui consistait à lui affecter non une valeur anaphorique, mais une valeur déictique : on aurait pu aussi bien choisir de faire intervenir un bruit extérieur quelconque (chant d'oiseau - de mauvais augure ?, tonnerre, tambour...) auquel la réplique de Lefeu aurait renvoyé, « entendre » étant entendu, justement, au sens propre, et « cela », comme un déictique désignant une manifestation sonore tangible... Preuve, s'il en était besoin, que le texte de théâtre est décidément très ouvert.

Notes
372.

Lector in Fabula, p. 97.

373.

Jean-François Lyotard, Discours, Figure, p. 39.

374.

Jean Mazalezyrat et Georges Molinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, Puf, 1989; article "Déictique", p.95.