a) établissement de l’allocutaire

« L’ouverture » du texte de théâtre reprend ici toute son importance : dans l’immense majorité des pièces - à l'exception des cas d'apostrophe explicite - aucune précision n’est donnée quant au destinataire de telle ou telle réplique, et dans les cas où une telle précision est fournie par la voie d’une didascalie, les praticiens peuvent choisir de n’en pas tenir compte, et redistribuer les adresses à la faveur du sens qu’ils choisissent de leur donner. La tâche se complique encore du fait qu’au niveau de l’interaction fictionnelle, les personnages eux-mêmes peuvent simuler de s’adresser à tel personnage, tandis que c’est un tiers qui est le destinataire « réel » de leur propos. Nous sommes là dans la situation, fréquente au théâtre, du trope communicationnel, qui peut être institué dans la lettre du texte : la fameuse scène du bâton des Fourberies de Scapin est construite sur ce principe, puisque les brigands à qui Scapin fait mine de s'adresser n'existent tout simplement pas, et que le destinataire « réel » de la scène qu'il joue n'est autre que Géronte, enfermé dans le sac. Outre les tropes « commandés » par le texte, perceptibles à la seule lecture de la pièce, il faut bien sûr compter avec tous ceux que les metteurs en scène choisissent de greffer par le biais de la mise en scène.

Ce travail d’établissement de l’allocutaire est proprement incontournable, constituant un des « fondamentaux » de la mise en scène, et se vérifie de fait dans toutes les répétitions : il peut être versé au titre des « règles de l’art » communes à tous les praticiens, éventuellement formulée comme telle dans l’interaction de répétition. Ainsi Jean-Pierre Vincent a-t-il cette formule qui vaut comme principe général, à l’issue d’une scène qu’il juge insatisfaisante : « Il faut toujours se demander à qui l’on parle ». La question vaut aussi pour les scènes, où les pièces, ne montrant que deux personnages : travaillant à la mise en scène de Dans la solitude. des champs de coton, Chéreau prend encore le soin de distinguer les moments de parole « pour soi » et les moments nettement adressés à l’autre. De tels choix sont déterminants en termes pragmatiques - ils infléchissent le jeu d’une manière immédiatement perceptible - mais aussi en termes dramaturgiques : l’effet de sens d’une réplique peut se retourner comme un gant suivant qu’elle est supposée dite pour soi ou dite pour l’autre. Ainsi pour cette réplique du Client : « Et si vous m’avez abordé c’est que vous voulez me frapper. Et si j’ai fait un écart, bien que ma ligne droite, du point d’où je viens au point où je vais n’ait pas de raison, aucune, d’être tordue tout à coup, c’est que vous me barrez le chemin », Chéreau fait jouer à Pascal Greggory une adresse « évolutive », glissant de plus en plus vers une parole pour soi qui en dit long sur l’état du Client :

  • Pascal Greggory : “Et si vous m’avez abordé c’est que finalement vous voulez me frapper”
  • Patrice Chéreau : Re-reprends, sur toi, à l’intérieur...
  • Pascal Greggory : “et si j’ai fait un écart-
  • Patrice Chéreau : C’est plus contre toi que contre lui...
  • Pascal Greggory : “et si j’ai fait un écart-
  • Patrice Chéreau : T’es pas forcé de le regarder, peut-être...
  • Pascal Greggory : “et si j’ai fait un écart-
  • Patrice Chéreau : Oui, parce que tu l’as fait tu vois...
  • Pascal Greggory : “bien que ma ligne droite
  • Patrice Chéreau : Oui.
  • Pascal Greggory : “bien que ma ligne droite du point d’où je vais- d’ou je viens au point où je vais n’ait pas de raison, aucune, d’être tordue tout à coup, c’est que vous me barrez le chemin - c’est que vous- c’est que vous me barrez le chemin...

La justification de « l’écart » ainsi identifiée comme une auto-justification, voire une auto-accusation (« c’est contre toi »), n’est plus une argumentation adressée à l’adversaire, dans un rapport d’hostilité déclarée, mais l’aveu à soi-même d’une faute et l’expression d’une culpabilité où le Client s’enlisera irréversiblement : c'est ici l'un des éléments du drame du personnage qui se dessine dans cette décision quant au « destinataire » de la réplique.

À mesure qu’augmente le nombre de personnages présents sur scène, la question de l’allocutaire de chaque réplique se complexifie d’autant de nouveaux possibles, réclame à chaque fois un vigilant travail d’analyse et la sélection d’options interprétatives : la « parole pour soi » y est toujours possible, ainsi qu’une adresse collective : dans cet extrait de répétition de Tout est bien..., où l’on travaille sur une scène de groupe de l’acte V (Bertrand y confesse devant un auditoire nombreux son amour passé pour Madeleine), Jean-Pierre Vincent demande à Laurent Sauvage de travailler sur une adresse collective, plutôt que sur la rêverie personnelle, afin de ne pas avoir l’air « trop dans la lune ». Parmi le groupe qui constitue l’auditoire, on peut encore privilégier certains destinataires, et pas toujours ceux auxquels les paroles semblent à première vue adressées : Odette Aslan cite en exemple quelques options d’adresse retenues par Langhoff pour les Trois Sœurs, où se joue un véritable chassé-croisé d’adresses officielles et officieuses, tissant à travers le plateau un complexe réseau de communication :

‘Qui s’adresse à qui ? Le metteur en scène débusque les véritables destinataires. Saliony ne menace pas Touzenbach de le tuer (ce qu’il fera effectivement au IVème acte) mais le docteur, qui vient se mêler à la conversation. Les mini-déplacements visent à rapprocher le locuteur du destinataire, pas toujours le même d’une partie de la phrase à l’autre ni clairement désigné dans le texte. ‘Irina se lève tard’ : Olga le fera remarquer à Touzenbach, qui se tourne vers Saliony pour poursuivre sa tirade sur le travail. À l’inverse, Irina, proche de Touzenbach, fera comprendre qu’elle adresse sa réplique non à ce dernier mais à Olga - à l’autre extrémité du plateau - lorsqu’elle s’insurge contre le samovar-cadeau 375

Reste encore, évidemment - dans certaines dramaturgies plus que dans d’autres - la possibilité de désigner un allocutaire extra-diégétique : c’est la fameuse adresse « public », qui se suffit rarement à elle-même en termes d’indication de jeu. Le public, destinataire « naturel » des monologues, n’est en effet pas forcément, dans l’imaginaire des praticiens, une entité abstraite indivise : ainsi lorsque Jean-Pierre Vincent fait travailler Madeleine Marion (la Comtesse) sur sa tirade sur la passion amoureuse, lui recommande-t-il à plusieurs reprises de l’adresser « aux femmes du public », dans une « vraie complicité », tandis qu’Hélène Fabre (Hélène) adressera son monologue « Ô, étranges hommes... » aux hommes du public. Marc Bodnar (Paroles), quant à lui, adressera sa tirade sur la lâcheté (IV, 3) à « tous les Paroles en nous », non pas dans la complicité cette fois, mais dans la provocation, assumant avec insolence de contrarier « les mièvreries sentimentales des spectateurs ». Face à ces indications qui tendent à concrétiser, en l’individualisant, l’adresse-public, il faudrait évoquer celles qui semblent le tirer vers plus d’abstraction : ainsi de la réponse de Jean-Pierre Vincent à Laurent Sauvage qui lui demande à qui il s’adresse quand il dit : « je suis perdu » (II, 3) : « Tu es seul, donc tu parles au monde ». Parler « au monde », ce n’est évidemment pas parler « au public » : au lieu d’être individualisés les spectateurs semblent évaporés dans une entité beaucoup plus vaste, aux contours indécis, et la parole semble elle-même se dissoudre en quête d’un improbable écho. L’adresse est manifestement plus commode à indiquer qu’à exécuter, puisque la même réplique, quelques jours plus tard, posera un problème d’adresse, qui fera hésiter le metteur en scène quant à sa première option : « Il y a un problème de destinataire sur cette réplique : Bertrand s’adresse au monde ? à Paroles ? ».

À cet écheveau déjà complexe des options possibles en terme d’adresse, il faut enfin ajouter les cas de double-adresse, quasi-constants s’agissant des personnages de bouffons, de fous shakespeariens, pris constamment dans une relation triangulaire entre les autres personnages et le public, menant de front un dialogisme à double-entente, dans une tension directement héritée de la structure de la commedia dell’arte.

Notes
375.

Odette Aslan, Théâtre/Public n°122, p.19