b) Désignation des récepteurs

La désignation des récepteurs permet de répondre à la question : « qui entend quoi ? », question d’autant plus complexe qu’il y a plus de personnages sur scène. Ainsi les scènes de groupe réclament-elles une attention particulière, où le réseau des « adresses » de parole doit être complété par le réseau de leur réception - l’un et l’autre ne coïncidant pas nécessairement. La scène II, 3 de Tout est bien, qui rassemble autour du Roi, Hélène qui vient de le guérir, les seigneurs parmi lesquels elle est invitée à se choisir un époux, mais encore Lefeu, soulève ce genre de problème : à partir du moment où Bertrand refuse la main d’Hélène et s’en explique auprès du Roi, la difficulté consiste à hiérarchiser les interactions publiques et les interactions privées, sans que ces dernières deviennent exclusives au point de mettre certains personnages « en absence ». À l’issue d’une tentative de mise en place, Jean-Pierre Vincent analyse les difficultés de ce travail :

‘Le problème c’est qu’on a un ton trop confidentiel, les voix sont trop basses. Il faut toujours tourner le dos à Hélène parce que c’est difficile de supporter son regard. Hélène tu n’entends pas les détails de ce qui se dit ; donc tu es perturbée simplement.[...] On a un problème de rapport privé-public : qui entend quoi pendant cette scène ? Il y a une petite conversation privée entre le Roi et Bertrand : <Tu ne sais pas ce qu’elle a fait pour moi> Mais il ne faut pas que ce soit totalement coupé du reste. Tout le monde descend pendant les applaudissements, sur “Voici l’homme”, comme ça après tout le monde participe.’

L’organisation de l’interaction entre adresses privées et adresses publiques pose évidemment des problèmes de cohésion du groupe, et donc de tension de la scène : face à l’établissement d’une adresse privée (entre le Roi et Bertrand), qui risque d’isoler certains interactants dans une « surdité » peu expressive, le metteur en scène propose immédiatement un moment de ralliement (les applaudissements) où tous les personnages sont identifiés comme récepteurs. Mais c’est surtout autour de la figure d’Hélène que l’organisation allocution-réception pose problème : les personnages masculins tournent le dos à Hélène (marquant par là clairement que leurs propos ne lui sont pas adressés), et de fait, Hélène ne les entend pas. Se met en place une situation d’ironie dramatique, où le personnage ignore son propre sort tandis que les autres personnages en débattent, et que les spectateurs le découvrent ; situation fragile, improbable en terme de vraisemblance, et risquée en termes de mise en scène : une telle exclusion ne doit pas rejeter Hélène à la périphérie de la situation. À l’issue d’une première reprise de la scène, Jean-Pierre Vincent revient sur cette difficulté, et tente de définir pour Hélène une réception progressive, approximative, dans un « entre-deux » subtil :

La réception d’Hélène doit donc se tenir à mi-chemin entre deux écueils : si elle entend tout, tout de suite, elle « disparaît de la situation » - comprenant immédiatement qu’elle est violemment rejetée par Bertrand, elle se retrouverait également rejetée de la scène. Mais si elle n’entend rien, elle est tout autant exclue de la scène, « perd toute énergie » et « s’abstractise ». Il lui faut donc se tenir dans une semi-écoute active, à la fois tendue vers l’échange qui se joue, mais isolée parce qu’il lui échappe. On voit par là qu’il ne suffit pas, pour organiser une interaction sur scène, de décider « qui entend quoi », mais qu’il s’agit encore de définir la « qualité » de la réception de chacun, qui connaît des degrés variables. Là encore, les options retenues sont déterminantes en termes dramaturgiques : ici Jean-Pierre Vincent élabore une situation de quasi-ironie dramatique, maintenant son personnage à la lisière entre l’ignorance et la découverte de son sort, en un tremblé inquiet qu’il prolonge pour en accroître l’intensité émotionnelle. Les choix de Langhoff pour la mise en scène des Trois Sœurs tirent davantage vers la cruauté comique : pour l’acte III où Tchekhov fait sortir Macha de la scène pendant quelques temps, Langhoff décide d’abord de la faire demeurer, en la faisant se coucher sur un lit dissimulé derrière un paravent : désormais, « une sorte de cache-cache s’organise. Macha voit tout sans être vue » 376 . En introduisant ainsi dans ces scènes un récepteur non ratifié, Langhoff se donne les moyens scéniques d’une certaine acidité, tour à tour cruelle ou cocasse : Odette Aslan note ainsi que faire rester Macha derrière le paravent « va lui faire entendre des répliques peu amènes à son endroit ou accroître les situations cocasses ». On perçoit ici combien la désignation des récepteurs ouvre au metteur en scène un vaste champ de manœuvre dans lequel il peut à loisir façonner son esthétique, opter pour l’émotion, ou la férocité, ou encore s’en priver sciemment - en définitive, Langhoff renoncera à cet effet de récepteur non ratifié et rejoindra les indications de Tchekhov en laissant Macha se coucher dans une chambre « hors-scène »... Dans tous les cas, il est perceptible que les options de « réception », comme les options d’adresse, sont bien davantage que de simples outils organisationnels de l’interaction, et engagent profondément le discours de la mise en scène.

Notes
376.

Odette Aslan, Théâtre/Public n°122, p.25.