a) Procédures hypertextuelles

Après le « paratexte » et « l'architexte », voici donc « l'hypertexte », autre terme emprunté à la taxinomie genettienne, celui-là absolument fondamental à notre sens pour appréhender la parole de mise en scène. Pour Gérard Genette, l'hypertextualité recouvre toutes les pratiques d'écriture reposant sur des opérations transformatives appliquées à un texte antérieur, soit qu'il s'agisse de « dire autre chose semblablement », soit qu'il s'agisse de « dire la même chose autrement » 378  ; on négligera l'objection selon laquelle la parole de mise en scène n'est pas écriture, mais parole : son caractère oral n’interdit nullement qu’on s’en saississe comme d’un texte, qui peut parfaitement tisser des liens « hypertextuels » avec un autre texte - en l'occurrence, le texte de théâtre. Nous qualifions donc d'hypertextuel (et nous signalons par des effets typographiques spécifiques : <...>) tout énoncé, dans la parole de mise en scène, qui consiste en une « reformulation » d'un énoncé du texte de théâtre, « reformulation » qui vise à « dire la même chose autrement ». Autrement, parce que, comme on l'a vu, la longueur des échanges dans le texte de théâtre, leur éventuelle sophistication stylistique, leurs détours, peuvent égarer le lecteur (ou le praticien) et lui faire perdre de vue ce fameux « noyau thématique » dont il est question ici. La procédure hypertextuelle est alors un excellent moyen, pour le metteur en scène, de « dire la même chose (que le texte) autrement (plus simplement) ». Elle peut consister en une traduction en termes simples d'une réplique jugée complexe : la transformation est à la fois qualitative (modifications lexicales) et quantitative (réduction du volume textuel), comme par exemple cette réplique de Marguerite tirée de Richard III :

‘"Si la peine ancienne est la plus vénérable, considère à la mienne le privilège de l'aînesse, et que mes chagrins grimacent à la place d'honneur. C'est douleur, que d'être bannie ; récapitulez vos malheurs en passant en revue les miens."’

Réplique que Patrice Chéreau, pour opérer un recadrage thématique, reprend à son compte, dans ses indications de mise en scène, et transforme ainsi :

‘<Si la douleur ancienne est la plus justifiée, alors j'ai plus de droit que vous de me plaindre.>’

Dans cette procédure hypertextuelle il nous semble que c'est bien la qualification thématique de la réplique qui est en jeu : elle met l'accent sur l'enjeu principal de la réplique, qui consiste en la revendication d'une légitimité dans la plainte, au nom de l'ancienneté de la douleur, revendication que peut-être le niveau de langue du texte d'origine, ses figures de style (« que mes chagrins grimacent à la place d'honneur ») et ses détours (« c'est douleur que d'être bannie ») ne permettaient pas d’identifier comme noyau thématique. Dans d'autres cas les opérations de transformation-réduction d'une réplique à des fins de recadrage thématique peuvent être nettement plus spectaculaires : Jean-Pierre Vincent paraît les affectionner, qui, lorsqu'il fait une reprise de la scène I, 3 (6 pages, dans la brochure de répétition) propose un équivalent hypertextuel minimal subsumant l'ensemble des répliques d'Hélène :

‘Il ne faut pas jouer Hélène trop ferme et énergique ; elle doit être complètement humble, il faut la salir : ce qu'elle dit c'est : <Le problème c'est que je suis une merde>.’

Et voilà les hésitations d'Hélène à avouer son amour pour Bertrand, ses longues protestations d'humilité et de modestie, son malaise perceptible durant l'interrogatoire que lui fait subir la comtesse, réduits à leur plus simple (et triviale) expression, et près de soixante-dix vers (car ses propos sont à l'origine versifiés) métamorphosés en une courte phrase. Le recadrage thématique est pour le moins efficace : le jeu d'Hélène pendant toute la scène doit s'articuler autour de ce que nous appellerons la « conscience de sa médiocrité », érigée en thème fédérateur de ses diverses répliques. Mais la formule, dans sa brièveté, sa familiarité même, nous intéresse pour d'autres raisons que la simple évaluation thématique qu'elle permet : elle relève, comme toutes les procédures hypertextuelles, d'une stratégie rhétorique de la part du metteur en scène, qui vise à « faire impression » dans bien des sens du terme, afin de communiquer sensiblement à la comédienne des intentions de jeu. Aussi retrouvera-t-on ces procédures hypertextuelles - celles qui ont une vocation de recadrage thématique, mais aussi toutes les autres, innombrables : la parole de mise en scène est, au fond, une immense pratique hypertextuelle - comme stratégies persuasives et figurales de la rhétorique du discours de mise en scène.

Notes
378.

On se reportera à Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré. L'ensemble de l'ouvrage portant sur les innombrables variétés possibles de procédures hypertextuelles, il est difficile d'en extraire une définition littérale succinte, et c'est pourquoi nous préférons en livrer une "synthèse", si maladroite soit-elle.