b) Qualification thématique

Une qualification thématique plus « académique » peut avoir lieu, dans la parole de mise en scène : le « thème » d'un échange ou d'une tirade est alors explicitement désigné et qualifié, selon une procédure non pas hypertextuelle, mais tout simplement métatextuelle. Curieusement, cette approche-là, beaucoup plus classique, est aussi beaucoup plus rare en répétition : la plupart des qualifications thématiques, dans notre corpus, transitent par des formes hypertextuelles, et les formes métatextuelles classiques n'apparaissent pas par hasard. Ainsi, dans le corpus de répétitions de Jean-Pierre Vincent - le plus complet dont nous disposions - le mot « thème », ou « thématique » n'apparaît que dans les analyses (et pour le coup, c'en sont vraiment) des discours de Paroles, ou du Bouffon. Nul hasard, à notre sens, dans cette coïncidence : ces deux personnages dont Jean-Pierre Vincent dit que « ce ne sont pas des personnages qui ont une histoire », sont de purs masques de paroles décidément rétifs à des analyses psychologiques, par ailleurs souvent obscurs dans leur construction argumentative. Dans leur discours, rien qui puisse être tenu pour un indice psychologique - la remarque pourrait être étendue d'ailleurs à l'ensemble des fous de Shakespeare, notamment celui du Roi Lear, au sujet duquel Strehler note : « le Fou n'est rien du point de vue psychologique » 379  ; peu de logique argumentative, dans la construction de leurs répliques, obéissant à d'obscures et fantaisistes « règles » conversationnelles. Aussi le recadrage thématique constitue-t-il le seul mode d'accès possible à l'intelligibilité (toute relative) de leurs propos, d'autant plus nécessaire qu'elle est, de prime abord, impénétrable. Ainsi des curieuses périphrases du Bouffon dans la scène I, 3, où il réclame à la Comtesse sa « permission pour la chose » - c'est-à-dire l'autorisation de se marier, parce que « son corps le réclame », mais que tout aussi bien il en est « fatigué », et compte bien être cocu, parce que de toutes façons on ne compte « qu'une femme bonne sur dix » (et encore) - ne peuvent-elles guère faire l'objet d'une étude très poussée en ce qui concerne les motivations profondes du personnage : « ses raisons n'arrêtent pas de changer », observe le metteur en scène, « tout ça c'est des prétextes à des manifestations misogynes : en fait il dit : <Je veux me marier parce que c'est toutes des salopes >». Une première qualification thématique émerge, dans cette proposition hypertextuelle, qui serait le thème de la misogynie : mais la contradiction inhérente à l'antiphrase n'échappe à personne, et l'on sent bien que cette interprétation, trop liée encore à une dimension psychologique du personnage, n'est que d'un faible secours pour prendre en charge tout le discours du bouffon. Reste à la parole de mise en scène la possibilité de cerner le noyau thématique profond autour duquel ce discours embrouillé semble articulé, en l'occurrence, « la thématique religieuse, autour du péché, de la culpabilité » jugée « très importante dans l'imaginaire du Bouffon » comme chez « le Pauvre Tom du Roi Lear » (qui n'est pas fou, mais le fait croire, justement, par ses propos décousus...). Il serait intéressant d'observer dans un corpus plus large que le nôtre si, en effet, les discours de « Fous » - dans les pièces qui mobilisent cette fonction dramatique - ne font pas plus souvent que les autres l'objet d'une analyse essentiellement thématique : le « thème » serait ainsi (comme on dit de la culture) ce qui reste « quand on a tout perdu » - de la dignité et de la cohérence d'une essence psychologique... « On » c'est-à-dire, le fou lui-même, et ses interprètes.

Notes
379.

Giorgio Strehler, Un théâtre pour la vie, 1974, ed française chez Fayard, 1980.