4) Approche formelle : le texte-partition

Dans la parole de mise en scène la forme littéraire fait rarement l’objet d’une analyse descriptive détaillée en tant que telle (contrairement à ce que peut produire la critique littéraire traditionnelle) : les observations qu’on peut en faire sont entièrement tournées vers des questions d’interprétation, en termes de psychologie du personnage ou en termes d’exécution rythmique et intonative dans la profération du texte. Ainsi, lorsque pendant les répétitions de Tout est bien qui finit bien, Jean-Pierre Vincent remarque que la scène III, 6 (où Bertrand et ses seigneurs, désormais soldats en Italie, fomentent leur complot ludique contre Paroles) est en prose, il en conclut, sans plus de commentaire, que l'ambiance est celle du « vestiaire après le match » : la relative trivialité de la lettre (par opposition aux scènes en vers, beaucoup plus nombreuses) induit tout naturellement une certaine trivialité dans le traitement scénique (intonation familière, diction relâchée...). Dans les exemples dont nous disposons, les observations d’ordre prosodique ont pour vocation d’inviter les comédiens à une forme de fidélité, de respect de la structure de la lettre : elles peuvent consister en une simple remarque signalant une caractéristique spécifique du texte, dont les comédiens sont appelés à tenir compte : ainsi dans la séance liminaire des répétitions des Trois Sœurs, Langhoff signale-t-il simplement que « de nombreuses virgules détachent dans une même phrase des choses assemblées n’ayant aucun rapport entre elles. Tchekhov rédige ses lettres de la même manière », et Odette Aslan en conclut - mais peut-être l’indication a-t-elle été explicitement formulée par le metteur en scène, que « les comédiens devront donc être très attentifs à la ponctuation » 380 .

Dans les écritures dramatiques dont la vocation poétique est plus nettement marquée, les remarques formelles prennent naturellement plus d’importance : ainsi l’écriture claudélienne, et particulièrement dans le Soulier de Satin écrit en versets, suscite-t-elle de la part de Vitez et de Eloi Recoing nombre d’observations, qui tendent toutes au « respect » du verset, fut-il acrobatique : « respecter l’unité de souffle du verset claudelien au risque de manquer de souffle, c’est ce qui permettra de trouver la souffrance à l’intérieur de l’exultation ». Cette fidélité à la prosodie originelle impose une limite à la liberté interprétative du metteur en scène et du comédien : « Claudel, imposant à l’acteur les moments de respiration, les césures petites et grandes, réduit au moindre écart le choix du diseur » : cette réduction des possibles dans les choix de l’interprète apparente la relation métatextuelle à celle de musiciens vis à vis d'une partition, disposant d’une marge d’expressivité réduite par les indications mélodiques et rythmiques. Eloi Recoing fait lui-même ce rapprochement, en accentuant toutefois le surcroît de liberté dont dispose l’interprétation théâtrale :

‘Respecter le verset claudelien donne une agilité et une volubilité à la parole des personnages. Un chef d’orchestre transmet l’énergie de son corps aux exécutants. Il mime la totalité de la musique. Le metteur en scène fait de même avec la musique du texte mais le temps de son exécution n’est pas donné, il est déduit.’

Le temps de l’exécution, dans le texte de théâtre, est en effet laissé à la discrétion des interprètes, mais selon des modalités qui ne leur laissent pas une totale liberté : s’il doit être « déduit », c’est qu’il est postulé d’une manière ou d’une autre par le texte, et qu’il existe des « règles » permettant de l’inférer. Ces « règles », ce sont peut-être celles d’une vraisemblance psychologique, dont la logique semblait déjà à l’œuvre dans le commentaire de Vitez sur « la souffrance à l’intérieur de l’exultation » que le rythme claudelien permettait de manifester. Les qualités formelles de l’écriture ne sont en effet pas respectées dans la profération pour elles mêmes, mais parce qu’elles sont supposées être le vecteur d’un enjeu psychologique dont on peut reconstituer la teneur. Dans notre corpus, il n’y a guère que les indications de Grüber qui échappent à ce principe reliant la qualité formelle de l’écriture à un effet de « contenu » psychologique : pour ce metteur en scène, selon Mark Blezinger, « l’acteur est d’abord une présence humaine qui doit raisonner selon la loi du Verbe, sans psychologie aucune » 381 . La qualité formelle de l’écriture est ainsi érigée au statut d’une matérialité pure, à laquelle les comédiens doivent se soumettre selon la seule « loi du Verbe », sans chercher à faire sens : cette matérialité de l’écriture est d’ailleurs sensible dans cette indication que le metteur en scène donna lors des répétitions de La Mort d’Empédocle : « c’est de l’écriture Braille. Vous devez la toucher du bout des doigts ». 382 Cette manière de considérer le texte comme un matériau que l'on peut toucher, avec lequel on est en contact sans se confondre avec lui - dans une distance qui dé-psychologise nécessairement sa profération - rappelle évidemment le singulier travail de diction qu'il avait élaboré pour sa mise en scène de Bérénice : l'indication collective qu'il avait adressée à ses comédiens - « ayez le cœur chaud et la bouche froide » - est désormais célèbre, et la manière dont Ludmila Mikaël l'évoque souligne l'effet de distance produit par ce décalage « thermique » :

‘L'alexandrin était comme devant nous. La parole était dite devant nous, mais n'était pas mêlée au sentiment, à la déchirure, qui devait être très violente à l'intérieur. Il y avait violence, déchirure, sanglot - et après on disait. C'était comme une distance. 383

Il n'est que de prêter attentions aux expressions employées par les témoins du travail de Grüber - selon lesquels c'est un metteur en scène qui a une « oreille très fine », qui dirige « en écoutant », ou encore, selon André Wilms, qui « travaille la langue française comme un compositeur : il en perçoit la musicalité » - pour comprendre à quel point l'interprétation théâtrale a chez lui une indéniable parenté avec l'interprétation musicale, qui fait du texte une partition, et de ses qualités formelles des repères d'exécution plus que des signaux appelant une interprétation psychologique ; la ponctuation y a du coup une valeur impérative, qui ne peut souffrir aucune négligence. Une séquence de répétition des Géants de la montagne (Pirandello), où il dirige les élèves-comédiennes du Conservatoire, révèle ainsi cette scrupuleuse attention portée à la prosodie textuelle : tandis que la comédienne profère son texte, Grüber, qui n'a pourtant pas la brochure sous les yeux, l'interrompt dès qu'un élément de ponctuation lui paraît négligé : « Là, il y a un point, après “actrice” ? » - « oui », admet la comédienne. Et le metteur en scène de donner cette petite leçon de diction :

Faire confiance au texte, c'est là sans doute un adage essentiel dans la conception que Grüber a de son art et qui le conduit à ces parti-pris extrêmes, dans lesquels l'émotion n'est pas absente, mais entièrement dévolue à la puissance poétique du texte, qui n'a besoin d'aucune fioriture interprétative pour être soutenue.

Notes
380.

Odette Aslan, article cité, p. 9

381.

Mark Blezinger, "Ecouter la différence", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 47.

382.

Rapporté par Rolf Michaelis, “Chaque phrase une catastrophe”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 23.

383.

Propos recueillis dans L'homme de passage, documentaire audiovisuel sur Klaus Mickaël Gruber, de Christophe Rüter, Production TAG/TRAUM, Arte, 1998.