b) Stratégies discursives

Ainsi les caractéristiques formelles du discours des personnages peuvent-elles faire l'objet d'un commentaire dans la parole de mise en scène, quand elles sont jugées en dire long sur leur relation au monde et au langage qui les entoure ; elles peuvent être encore - et bien plus souvent - analysées en termes de stratégies discursives, déployées « sciemment » par les personnages. Lorsque par exemple Langhoff remarque en tout début de répétition que « des citations latines émaillent le discours de Koulyguine », cette observation permet immédiatement de conclure au caractère « pédant » du personnage - les effets formels sont alors perçus comme indices d'une intention communicationnelle précise (en l'occurrence, l'effet d'autorité que le personnage souhaite produire sur son entourage). Un tel décryptage, parce qu'il met l'analyse formelle au service de l'investigation de la psychologie des personnages, a des conséquences immédiates en termes de mise en scène : il infléchit les intentions, et conséquemment les intonations et les caractéristiques mimo-gestuelles du jeu de l'acteur. Ainsi, dans Tout est bien qui finit bien, du passage du vouvoiement au tutoiement dans l'échange entre la Comtesse et Hélène (I, 3) - que l'anglais de Shakespeare permettait encore, et que la traduction a respecté : cette énallage de personne est immédiatement signalée par le metteur en scène comme l'expression d'une stratégie rhétorique de la part de la Comtesse pour piéger son « adversaire », c'est-à-dire faire avouer à Hélène son amour pour Bertrand :

‘Le passage du tutoiement au vouvoiement c’est de la pêche au brochet : il faut lâcher du mou, et puis serrer. [...] Au début quand la comtesse emploie le mot “mère”, c’est innocemment. Et puis ensuite on passe dans l’efficacité d’un interrogatoire de police, elle a des ruses de commissaire. ’

On appréciera au passage les effets de rhétorique déployés par le metteur en scène pour transmettre son analyse aux comédiennes : l'énallage de personne identifiée comme une manière de « pêche au brochet » a sans doute plus de vertus persuasives qu'une analyse stylistique académique, de même que ces « ruses de commissaire », inattendues mais pour le moins imagées, s'agissant de décrire une stratégie alternant savamment patience et menace, distance et familiarité...

La rhétorique des personnages fait ainsi l'objet d'un commentaire en tant que telle : les répliques sont analysées globalement, comme constitutives de stratégies discursives dont il convient de reconstituer la logique persuasive et les lignes de force argumentative. C'est alors pleinement au niveau de l'interaction fictionnelle et des enjeux psychologiques motivant les personnages que se situe la relation métatextuelle : les personnages y sont des rhéteurs, et leurs paroles des armes qu'ils mettent au service des causes qu'ils ont à défendre : pour la scène III, 7 de Tout est bien qui finit bien, où Hélène s'emploie à convaincre les florentines de prêter leur complicité à l'honnête piège qu'elle veut tendre à son époux, Jean-Pierre Vincent fait ce commentaire global :

‘Il y a une alternance entre la trivialité et la légende dorée dans l'argumentation d'Hélène : elle fait feu de tout bois.’

Lorsqu'il s'agit d'analyser les discours du Bouffon, qui flirtent souvent avec l'irrationnel et paraissent bien fantaisistes, il y a toujours moyen d'exhumer dans le chaos de ses propos contradictoires une logique rhétorique : dans ses curieuses explications sur ses raisons de vouloir se marier, le metteur en scène remarque qu'il « faut restituer la logique et l'énergie du syllogisme ». Ici, au lieu de se perdre à la surface proliférante des mots, c'est dans la profondeur des logiques argumentatives que la parole de mise en scène va puiser des points d'appui pour le jeu : Anne-Françoise Benhamou identifie cette approche métatextuelle, qu'elle observe chez Gildas Bourdet dans la mise en scène de Britannicus, à une direction « à l'intention », qu'elle juge particulièrement efficace :

‘Gildas Bourdet dirige énormément "à l'intention", en traduisant des répliques, voire des tirades entières, en un langage concret, presque trivial, et en privilégiant le côté attaque/riposte/ré-attaque du dialogue racinien. C'est du reste extraordinairement efficace. 385

Ici, plutôt que de qualifier les procédures argumentatives en termes de stratégies rhétoriques, le metteur en scène les mime dans sa parole, selon des procédures hypertextuelles que nous avons déjà évoquées. Jean-Pierre. Vincent ne faisait pas autre chose lorsqu'il disait à la place du bouffon, pour faire entendre les contradictions de son argumentation : <Je veux me marier parce que c'est toutes des salopes> - au lieu d'être métatextuelle la parole se fait hypertextuelle, mais l'enjeu demeure le même - il s'agit toujours de percer la surface du texte, pour puiser par delà son déploiement linéaire les structures argumentatives profondes qui organisent l'interaction fictionnelle.

Notes
385.

A.-F. Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 32.