c) Problème de la « vérité »

Sur la voie de cette lecture de la rhétorique des personnages, une question vient toujours à poindre, qui est celle de la véracité de leur propos : si les personnages sont, plus que les relais du Verbe, plus que les émetteurs d'une textualité purement poétique, les sujets d'une interaction dans laquelle ils sont psychologiquement engagés, où chacun défend sa peau, son image, sa cause, alors leur bonne foi est toujours sujette à caution. Là encore, dans le texte de théâtre, nul narrateur n'est là pour confirmer ou infirmer les propos des personnages, et établir dans leur « vérité » (fictionnelle) les éléments du monde de la diégèse. Le problème qui se pose ne se réduit pas à la seule question de la sincérité dans l’interprétation de telle ou telle réplique, mais plus profondément celui de la « réalité » référentielle de ce monde fictionnel qui est à produire : ainsi, lorsque, dans Tout est bien..., le Duc évoque les flots de sang que la guerre fait couler, dit-il vrai, ou cherche-t-il à impressionner ses interlocuteurs ? Jean-Jacques Simonian, qui interprète le Duc, pose la question en répétition : « C'est un conflit très sanglant ? » - « C'est ce que le Duc dit », répond Jean-Pierre Vincent... Mais le metteur en scène ne pourra pas se contenter de cette réponse évasive : lorsqu’il sera temps de représenter sur le plateau cette guerre qui est la toile de fond des scènes italiennes, il faudra bien prendre parti et décider si l'on veut s'en remettre ou non à ce qu'en dit le Duc. Lorsque le Bouffon, revenu de la cour où la comtesse n'était pas, lui décrit Bertrand comme un « homme mélancolique », faut-il en tenir compte « rétroactivement », et le jouer tel ? Si on l'en croit, « il regarde sa botte et il chante, rajuste son col, et chante, se cure les dents et chante » (III, 2)... Sont-ce là divagations de Bouffon ou indications sur une réalité diégétique que le metteur en scène doit prendre au pied de la lettre ? Jean-Pierre Vincent envisagera un temps de prendre cette réplique au sérieux : « À certains moments, propose-t-il, Bertrand peut effectivement chantonner : il peut avoir un comportement imprévu et fantaisiste ». Mais cette hypothèse ne résistera pas à l'expérience du plateau, et les propos du Bouffon demeureront à l'état de divagation invérifiable. Ce sont essentiellement des critères d'esthétique globale du spectacle qui permettent d'apporter des réponses à ce type de question : Jean-Pierre Vincent privilégiera (ou croira privilégier) une vision de la guerre dure et sanglante, pour nourrir ces scènes d'une énergie âpre - mais à la réception du spectacle la critique n'y verra que « guerre d'opérette », faisant finalement mentir le comte... - et la mélancolie chantante de Bertrand ne sera jamais seulement essayée en scène, où probablement une telle option ne trouvait pas sa place.

Il est aussi des répliques où le problème se pose non en terme de vérité - et donc de réalité diégétique - mais en terme de sincérité : la question de savoir si le rapport que l'Intendant fait à la Comtesse au sujet d'Hélène (I, 3) est exact ou non, n'a pas d'incidence sur la réalité diégétique : il est le seul témoin de cette « scène » qu'il évoque, et qui n’apparaît dans le récit que sous cette forme rapportée. Ici, l'analyse que propose Jean-Pierre Vincent, selon laquelle « quand il parle de dieu, de Diane à propos d'Hélène, c'est des inventions de sa part » n'a d'incidences que sur le jeu de Bertrand Bossard, qui interprète l'Intendant. C'est cette fois à la faveur de critères empruntés à la psychologie supposée du personnage qu'une telle décision est prise : parce qu'il est jugé « pédant » et « plein d'affectation », il y a tout lieu de croire qu'il enrichit son rapport de trouvailles personnelles afin de faire étalage de sa culture - la manière de dire les répliques en questions sera évidemment influencée par une telle conception du personnage et du statut de sa parole. De même, lorsque Laurent Sauvage demande s'il est « sincère » quand il jure un amour éternel à Diana, la réponse du metteur en scène (affirmative : « Bertrand n'est pas du tout menteur ») se fonde sur des critères de cohérence psychologique du personnage, et infléchit le jeu de l'acteur au moment de la profération de sa réplique.