d) Statut fictionnel du discours

Une autre approche des discours des personnages consiste à les évaluer non selon les termes d'une stratégie discursive, mais selon leur valeur opératoire au sein de la fiction : la relation métatextuelle ne se fait pas de la réplique au personnage qui la profère, mais de la réplique au récit dans lequel elle prend place. Ainsi par exemple des répliques jugées « prophétiques » : pendant les répétitions de Richard III, Patrice Chéreau ne manque pas de rappeler à Jérôme Huguet que sa réplique - « ce jour verra Clarence étroitement claquemuré au sujet d'une prophétie qui déclare que G sera le meurtrier des héritiers d'Edouard » est une « réelle » prophétie. « Tu n'oublies pas que c'est vrai, dit-il à son comédien, cette prophétie est réelle, parce que le meurtrier d'Edouard s’appellera Gloucester, c’est-à-dire toi ». L'alternative mensonge-vérité est ici dépassée, puisque cette prophétie, produite par Richard, se vérifiera comme réelle dans la suite de la tragédie : en demandant à son comédien de ne pas l'oublier, le metteur en scène n'en appelle pas tant au travail de son personnage qu'à la conscience du récit global qui se mène à travers lui. Nous sommes ici à la charnière du texte-discours et du texte-récit, puisque le discours est analysé en fonction de ses rapports avec le récit. De la même façon, Jean-Pierre Vincent identifie dans la réplique du Bouffon de Tout est bien qui finit bien - « Souvent le valet précipite la ruine de son maître... » - une prophétie annonçant les fourberies de Paroles à l'égard de Bertrand : une telle prescience du cours des événements fictionnels ne relève évidemment plus de stratégies discursives conduites par les personnages, mais bien des stratégies narratives de la part du scripteur.

Une autre manière de qualifier la valeur opératoire du discours dans la fiction consiste à lui attribuer un pouvoir « magique » sur les événements de la diégèse : là encore, la parole du personnage est mise en relation avec le récit, dans sa capacité non à le prévoir, mais à en infléchir le cours. Ainsi considérera-t-on pendant les répétitions de Tout est bien qui finit bien que la tirade d'Hélène sur les balles (III, 2) 386 est une « formule magique » efficace, une incantation qui préserve effectivement Bertrand des blessures de la guerre. Même si cette magie est un peu mystérieuse à des esprits du XXème siècle, et se voit quelque peu modalisée par la parole de mise en scène, mâtinée d'une explication pseudo-psychologique (« [Hélène] dégage une telle énergie que ce qu'elle veut se produit » précise le metteur en scène...), l'idée est bien que « c'est grâce à elle que Bertrand n'est pas blessé ». Aussi de telles répliques (prophétiques, magiques) font-elles l'objet d'un traitement singulier en termes de mise en scène : intonation particulièrement solennelle, pause ou pose énigmatique, éclairage de circonstance permettent de manifester leur statut particulier par rapport au récit qui se conduit sur scène.

Notes
386.

"Ô vous, messagères de plomb/ Qui chevauchez la vitesse violente du feu/ Détourner votre vol, fendant l'air qui toujours se referme/ En sifflant d'être transpercé, mais n'atteignez pas mon seigneur" (Trad. Jean-Pierre Vincent et Jean-Michel Déprats).