b) Effet de lecture : sélection et hiérarchisation thématique

L'argument d'une pièce, envisagé au niveau de sa réception - celle des praticiens qui entreprennent de le porter à la scène - et non plus au niveau de sa genèse scripturale, est alors le lieu d'un choix interprétatif aussi déterminant en termes de mise en scène que l'est la qualification générique de l'œuvre : il s'agit de décider ce « qu'elle raconte » principalement - établir l'argument d'une pièce, c'est en somme se livrer à un travail de sélection et de hiérarchisation des thèmes et des actions présents dans l'œuvre. Dans certains cas, une telle procédure paraît évidente, identifiée à une analyse de texte « objective » dont les résultats seraient nécessaires : Anne Ubersfeld cite ainsi quelques pièces du répertoire classique et contemporain pour illustrer le travail de repérage de la « thématique », ou de « l'idée principale » d'un texte, qui « apparaît par le moyen de la récurrence des isotopies - c'est-à-dire des thèmes “mineurs” - définies par un sème » 389 . Pour le Roi Lear, par exemple, invoquant la récurrence de telles isotopies dans les discours des personnages, elle conclut aisément à l'édification de « la nature » et de « la filiation » comme thèmes principaux de la tragédie de Shakespeare. Or, si l'on se penche sur les notes de mise en scène de Strehler relatives à la même tragédie, le repérage de la thématique principale fait apparaître deux autres axes, sur lesquels le metteur en scène entend articuler son travail et sa réflexion : « la vieillesse » et la « folie » 390 . La problématique essentielle de l'œuvre diverge donc sensiblement d'un lecteur à l'autre, suivant la hiérarchisation qu'ils opèrent entre les différents thèmes concurremment présents dans l'œuvre. Encore l'écart n'est-il pas trop sensible entre les « idées générales » ainsi isolées dans la tragédie de Shakespeare, qui pourraient se combiner en un seul et même argument : Le Roi Lear peut être ainsi reçu comme une tragédie sur la nature et la filiation, et sur la vieillesse et la folie. Un tel argument conjugue les deux approches métatextuelles retenues par Anne Ubersfeld et Giorgio Strehler: tandis que la sémiologue du théâtre poursuit la « thématique » de l'œuvre essentiellement à travers les récurrences isotopiques dans les discours des personnages - explorant donc le plan discursif -, le metteur en scène nous paraît davantage tenir ensemble plan discursif et plan narratif, basant son investigation sur les structures du récit (la vieillesse y joue un rôle déterminant même si elle est rarement un objet de discours dans la pièce) autant que sur les propos des personnages (où la folie fait, elle, l'objet de nombreuses répliques).

Pour certaines œuvres très ambivalentes, la hiérarchisation thématique, et l'établissement de l'argument qu'elle détermine, peuvent être le lieu d'hésitations beaucoup plus profondes : on se souvient de ce qu'un même lecteur (Patrice Chéreau) pouvait, à quelques années d'intervalle, subsumer la même pièce sous deux arguments assez radicalement distincts : Dans la solitude des champs de coton était d'abord lue comme une pièce sur l'hostilité instinctive qui oppose deux êtres appartenant à des espèces distinctes (blancs et noirs comme chiens et chats), puis comme une tragédie du désir inavouable entre deux inconnus. Si un tel glissement de sens est possible, c'est bien que la détermination du principe thématique organisant la fable relève d'un « choix » interprétatif (conscient ou inconscient) de la part du lecteur : certes, il suffit d'observer les « récurrences d'isotopie », comme dit Anne Ubersfeld, mais Umberto Eco nous fait observer combien la perception même de ces isotopies est tributaire de la disposition interprétative du lecteur : pour établir l'argument d'une œuvre (la subsumer sous ce qu'il appelle une « macroproposition narrative ») il faut « proposer un topic comme clef de lecture » 391  : le « topic », dans la terminologie établie par Eco, c'est précisément le thème, non comme « structure sémantique » du texte, mais comme « instrument métatextuel », « schéma hypothétique proposé par le lecteur » qui permet « d'orienter la direction des actualisations » 392  : l’idée générale de l'œuvre, ou « l’argument », qu’il faudrait rebaptiser « macroproposition thématico-narrative », n'est plus ici immanent, gisant épars dans la structure sémantique du texte, elle est le fruit d'opérations de sélection et de hiérarchisation de la part du lecteur qui s'en empare.

Notes
389.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III, le dialogue de théâtre, pp. 106-107.

390.

Giorgio Strehler, Un théâtre pour la vie, p. 288.

391.

Umberto Eco, Lector in fabula, p. 133.

392.

Op. cit., pp. 112-113