c) Effet d'écriture (spectaculaire) : l'argument de mise en scène

Pour Aristote, donc, qui semble définir l’argument à l'intention des auteurs de drames, il s’agit du point de départ de l'écriture, socle tangible où s'édifiera la composition de la pièce. Mais sitôt que l'on passe du côté des praticiens de théâtre, l'argument change de mains et devient un effet de lecture-écriture : il appartient à la sensibilité du lecteur qu'est le metteur en scène de le définir, éventuellement à l'encontre de ce que l'intention génétique semblait annoncer (par voie de titre ou d'exergue, par exemple) et d'écrire dans l'espace son spectacle à partir de ce fil rouge. L'argument est en quelque sorte deux fois premier : à l'origine de l'écriture du texte, il est aussi à l'origine de l'écriture du spectacle, préalable primordial dont rien ne permet de savoir s'il est le même dans l'imaginaire de l'auteur et dans celui du metteur en scène.

L'exemple de la mise en scène des Trois Sœurs par Matthias Langhoff est ici fort éloquent pour illustrer les différentes hiérarchisations thématiques possibles à partir d'une même œuvre, et la manière dont elles se manifestent à la scène : il semble que le metteur en scène ait érigé en argument (thématique principale) ce qui jusqu'alors n'était tenu que pour la toile de fond (thématique secondaire) de la pièce, ce qui transparaît dans la manière dont Odette Aslan introduit son commentaire sur les propos tenus en répétition :

‘Trois Sœurs ne propose pas seulement l'intrigue émouvante de trois filles à marier souhaitant revenir dans leur ville natale, elle décrit une famille de militaires et une armée sans cesse en déplacement dans un vaste Empire dont il fallait défendre les frontières. 393

Si cette présentation de l'œuvre semble mettre en concurrence deux arguments - ce qui est déjà une manière d'extirper la thématique militaire de sa fonction d'arrière-plan contextuel dans laquelle une tradition d’interprétation stéréotypée l’avait confinée - le procès de lecture au fil des répétitions aura tendance à donner l'avantage à l'intrigue militaire, à laquelle Langhoff paraît plus sensible, en raison sans doute de sa biographie personnelle et de sa sensibilité artistique. « Le souci de réagir à partir d'expériences personnelles et de porter un regard critique sur le monde d'aujourd'hui » sont alors les paramètres qui conditionnent la sélection et la hiérarchisation thématique : Odette Aslan remarque ainsi que « des souvenirs d'enfance resurgi[ss]ent pendant les répétitions des Trois Sœurs, des officiers soviétiques, et avec eux, les militaires de tous les temps, conquérants, occupants, envahisseurs ; leur métier étant de se battre, ils ressentent toute cessation des hostilités comme une frustration. Au moment où, après la chute de l'Empire, les soldats de l'ex-Armée Rouge se repliaient, désoccupés, et s'interrogeaient sur leur sort en temps de paix, le metteur en scène prit le parti de relativiser l'intrigue sentimentale des trois sœurs de la pièce de Tchekhov, et réaffirma la présence martiale dans la ville » 394 . La suprématie de cet argument sur la thématique sentimentale se fait alors sentir de diverses manières : non content d'inscrire la présence militaire comme toile de fond du spectacle - au sens littéral du terme, puisque deux immenses toiles peintes de Catherine Rankl représentant un régiment de cavaliers du Tsar, puis des soldats d'avant la Révolution, surplomberont le décor - le metteur en scène renforce encore la présence militaire par la projection entre deux actes d'un film muet montrant les soldats de l'Armée Rouge, accompagnée d'une musique de marche militaire. Cette hiérarchisation des thématiques de la pièce se traduit encore dans les options de jeu, et dans l'attention portée aux répliques relatives à la question militaire : Odette Aslan rapporte par exemple que pour la mise en scène de la fin de l'acte IV, où Olga « étendue sur la bascule, rit doucement tandis que Verchinine philosophe », le metteur en scène veille à mettre en valeur les propos du militaire :

‘Matthias Langhoff est très attentif au discours du Lieutenant-Colonel : le problème des soldats du Tsar, inactifs, ou de ceux de l'Armée Rouge, licenciés, déstabilisés, lui paraît bien plus grave que celui des sœurs. 395

Dans le cas de la mise en scène des Trois Sœurs, l'effet de lecture qui fonde l'établissement de l'argument est d'autant plus spectaculaire qu'il rompt avec une tradition interprétative assez peu questionnée, et d'ailleurs très naturellement induite par le titre de l'œuvre : il y a tout lieu de penser qu'une pièce intitulée Trois Soeurs a pour thématique principale l'histoire de trois sœurs (en l'occurrence, leur attente d'un mari, d'un départ, d'une autre vie...) et que l'histoire des militaires désœuvrés qui gravitent autour d'elles n'est que « secondaire ». En privilégiant la thématique militaire, Langhoff déjoue le programme narratif que semblait proposer le titre, redistribue les enjeux dramatiques, et « décape » l'œuvre débarrassée de tout sentimentalisme abusif. Un tel exemple permet de mieux cerner la relativité de l'argument, pris dans une double tension entre l'intention génétique (supposée) et la réception de l'œuvre, elle même toute subjective.

Eu égard à sa relativité, et à l'importance de ses conséquences sur le plan de l'esthétique du spectacle, l'établissement de l'argument devient donc un préambule nécessaire au procès de répétition : c'est qu'il faut bien s'entendre sur l'histoire que l'on va raconter sur scène. Résultat, comme nous l'avons dit, d'une lecture profonde du texte - c'est-à-dire d'une investigation qui ne se laisse pas égarer par les manifestations linéaires « anecdotiques » - lecture que le metteur en scène, parfois soutenu par l'aide d'assistants dramaturgiques, a menée dans le travail préparatoire, l'argument est le plus souvent exposé lors de la séance liminaire des répétitions : manière d'expositio argumenti que le metteur en scène propose à ses partenaires de travail afin de les renseigner sur l'histoire qu'il a décidé de raconter avec eux. Le Journal de bord des répétitions du Soulier de satin s'ouvre ainsi sur cette phrase : « Le Soulier de satin raconte l'histoire de soi étendue au monde »; dès les premiers instants l'argument est posé : comme origine scripturale mais aussi comme prisme de lecture. C'est ainsi à la lumière de la biographie de Claudel que l'on lira le Soulier, que l'on débrouillera parmi cette œuvre proliférante les fils censés constituer sa trame - fil sentimental, l'amour de Rose Vetch servant de fil conducteur pour lire tous les duos amoureux, fils théologico-politique, les positions de Claudel en la matière permettant de comprendre l'enjeu de bien des tirades. Ainsi le repérage de la thématique principale a-t-il des incidences, au cours des répétitions, sur toutes les qualifications thématiques locales, évidemment tributaires, elles aussi, du « topic » que les praticiens auront privilégié.

Chez Jean-Pierre Vincent aussi, le travail de répétition s'ouvre sur cette exposition de l'argument : Tout est bien qui finit bien illustre « les moyens de parvenir à ses fins grâce au courage, à la persévérance et aux ruses » - mais pas n'importe lesquelles : les ruses d'Hélène, d'une femme donc, et l'argument de la mise en scène se devine en filigrane de ces propos liminaires. Il s'agira de montrer la persévérance et le triomphe du féminin. Là encore, l'effet de lecture - par une subjectivité, par une époque - est sensible : l'argument est le lieu d'un argumentaire (voici que se rejoignent dimension poétique et dimension rhétorique de la notion) qui justifie le choix de la pièce par son actualité. De même que Langhoff, soucieux de s'inscrire dans son époque - la fin du bloc communiste, qui vide l'Armée Rouge de son sens - lisait dans les Trois Sœurs une histoire de militaires démobilisés, Vincent, sensible au contexte actuel désormais acquis aux causes féministes, lit dans la fable shakespearienne une parabole sur le triomphe du féminin.

Notes
393.

Odette Aslan, Théâtre/public n°122, p. 6.

394.

Op. cit., p. 4.

395.

Odette Aslan, op.cit., p. 32.