a) Lire (la fable) c'est nommer (les actions)

C'est à nouveau sur les traces de Barthes que nous posons nos pas ici : dans son Introduction à l'analyse structurale des récits 409 , Barthes reprend bien sûr la distinction des formalistes russes, relayée par Todorov, entre fable et « sujet » (ou récit), et propose un certain nombre d'outils pour analyser la structure fabulaire d'une œuvre : à la suite de Propp et de Greimas qui ont travaillé sur la structure du conte, il entend appliquer la méthode structuraliste au récit littéraire, et c'est à grand profit que nous reversons à notre tour ses réflexions dans le champ de l'analyse du texte de théâtre. En passant du conte au récit, le repérage de la logique des actions se complique déjà du fait de la multiplications des « actions subsidiaires », qui ne sont pas insignifiantes mais doivent être subordonnées à la suite des « grandes actions » : il nous semble que l'approche du texte de théâtre soulève précisément les mêmes problèmes de niveaux, à quoi s'ajoute encore le problème d'une « lisibilité » des actions qui n'est pas immédiate dans le texte dramatique, puisque ces dernières doivent être reconstituées à partir de ce qu'en disent les personnages. Le texte de théâtre présente encore en commun avec le récit littéraire ce « flux abondant d'autres détails », d'autres traits qui ne sont en rien des « actions », parmi lesquels Barthes isole notamment les « indices psychologiques », et les « jeux de conversations à travers lesquels les partenaires cherchent à se rejoindre, à se convaincre où à s'abuser » - les discours des personnages sont à l'évidence pour beaucoup analysables en ces termes - dans lesquels il ne faut pas se perdre si l'on veut reconstituer la seule trame des informations actionnelles. Le démêlage de ces différents niveaux suppose des opérations de classification, et notamment l'établissement de ce que Barthes appelle les « suites d'actions », ensembles cohérents et homogènes dans lesquels doivent pouvoir être insérées les actions mineures ; c'est ici que l'analyse qu'il propose nous paraît hautement secourable pour comprendre les opérations de lecture auxquelles doivent se livrer les praticiens de théâtre en quête d'une fable, et la manière dont elles affleurent dans la parole de mise en scène : s'interrogeant sur la procédure cognitive permettant d'établir ces suites d'actions, Barthes fait cette remarque :

‘Cette constitution de la suite est étroitement liée à sa nomination. [...] : c’est parce que je puis spontanément subsumer des actions diverses telles que partir, voyager, arriver, rester, sous le nom général de Voyage, que la suite prend de la consistance et s’individualise. Dégager les séquences, c’est ranger des actions sous un nom générique. 410

Il est intéressant d'observer alors que l'apparition de ces « noms génériques » dans la parole de mise en scène, capables de comprendre une série d'échanges, voire une scène entière sous une notion commune renvoyant à une « action », tarde à venir, et survient souvent à l'issue d'un long processus d'exploration, lorsqu'il convient de « resserrer » le travail en repartant sur des bases actionnelles plus tangibles : dans les répétitions de Tout est bien qui finit bien, ces noms génériques apparaissent au bout de la troisième semaine de répétitions, lorsque l'ensemble des scènes a déjà été parcouru dans le détail à deux reprises. Lorsque l'on aborde la toute première scène au cours de la troisième semaine de travail, elle fait enfin l'objet d'une lecture fabulaire, sous la forme d'une analyse synthétique - « C'est quelque chose entre la cérémonie mortuaire et le départ » - qui ouvre la séance de travail. Depuis le début des répétitions, l'enjeu actionnel premier de la scène n'avait tout simplement pas été nommé, le travail portant davantage sur des « détails » de jeu, et des micro-segments de répliques : cette étonnante temporalité de la lecture fabulaire, qui semble surgir « après coup » et faire retour sur ce qui a été exploré en réajustant des enjeux actionnels non pas forcément ignorés, mais pas encore nettement formalisés, nous fait apprécier la justesse de cette notation de Barthes sur le « rythme de la lecture », qui nous paraît dire quelque chose aussi du rythme de la relation métatextuelle dans l'interaction de répétition :

‘Lire un récit, c’est en effet (au rythme emporté de la lecture) l’organiser en bribes de structures, c’est s’efforcer vers des noms qui résument plus ou moins la suite profuse des notations, c’est procéder en soi, au moment même où l’on dévore l’histoire, à des ajustements nominaux. Lire, c’est nommer. ’

La pratique de la lecture, comme celle de la mise en scène, ne sont en effet pas des exercices « scientifiques », patients et méthodiques, où chaque étape de formalisation serait clairement distincte de la suivante : l'urgence y est sensible, tendue par une double temporalité où le désir porte à chaque instant à aller de l'avant (dans le rythme emporté d'une « dévoration »), et à regarder en arrière (pour « résumer », procéder à des « ajustements »). Dans le flux de cette activité fébrile ce ne sont que « bribes de structures » qui émergent ici et là, fragments d'un discours fabulaire qui relève souvent, en répétition, d’une procédure de réajustement après coup : lorsqu'à l'issue du premier filage intégral de la comédie de Shakespeare il apparaît que le spectacle dure 4h05, le travail est déjà fort avancé (nous sommes à quelques jours de la première) - c'est alors seulement que le bilan actionnel du premier acte est livré par le metteur en scène, sous la forme de ces noms génériques qui articulent le récit en suites d'actions :

‘Dans la première partie on a des scènes à deux avec beaucoup d'informations à donner, et le temps où on les a répétées est un peu loin. Il faut penser public, être dans l'idée d'un fil du récit ; c'est traversé par une foule de choses mais ce qu'il faut restituer c'est 1) un départ, 2) une arrivée, 3) un autre départ.’

Il n'est pas indifférent, nous semble-t-il, que cette lecture fabulaire synthétique soit articulée au souci du public et de sa réception de spectacle : la reconstitution de fragments fabulaires est liée à des seuils du travail, seuils d'intelligibilité, de lisibilité du récit. Le premier filage intégral, pendant lequel le metteur en scène, plus que jamais, tâche de se mettre dans la position d'un spectateur découvrant la pièce, est par excellence un de ces seuils fatidiques des répétitions, où se clôt un cycle de travail, et s'ouvre plus nettement la perspective de la réception - dans ce moment charnière le souci, sinon de reconstituer, du moins de restituer la fable est un principe qui permet de structurer le travail accompli et celui qui est à venir en fonctions d'exigences de lisibilité.

Notes
409.

Roland Barthes, "Introduction à l'analyse structurale des récits", Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, réed in L'Aventure sémiologique.

410.

Roland Barthes, "Les suites d'actions", in L'Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 211