b) Seuils narratifs

On peut en effet observer que les moments de lecture fabulaire dans l'interaction de répétition sont rarement indifférents : fréquents en fin de parcours, lorsqu'il s'agit d'aménager la lisibilité du spectacle pour un public dont la venue s'approche, ils occupent également une place importante en début de parcours, notamment lors des protocoles d'ouverture des répétitions : comme on l'a déjà dit, il s'agit moins de l'établissement de la fable (inventaire systématique et exhaustif des actions dans leur ordre chronologique) que d'une version étendue de l'argument. Le metteur en scène accueille ainsi ses partenaires de travail, et aménage pour eux l'intelligibilité de la pièce qu'il souhaite représenter, par un récit de l'histoire qu'il entend raconter avec eux, histoire dans laquelle, évidemment, des fragments fabulaires de la pièce s'organisent. Là encore, les noms génériques peuvent apporter leur vertus « synthétiques » à cette pratique de la lecture fabulaire : Lassalle résumait ainsi Rosmersholm d'Ibsen en ces termes : « dans un premier temps, la double conversion, puis la rédemption par l'amour, d'un homme et d'une femme profondément différents au départ »...

Mais face à cette pratique « synthétisante » de la lecture fabulaire, il faut dresser une pratique qu'on pourrait dire « substitutive », où les opérations de réduction et de synthèse sont bien moins sensibles que les opérations de conversion du texte en une forme narrative. Le metteur en scène s'y fait conteur, qui met en récit une scène qui n'était d'abord que suite dialogique, et recourt moins à des noms génériques subsumant les actions qu'à des effets narratifs les mettant en scène dans la parole. Là encore, ces bribes de lecture fabulaire correspondent à des seuils dans l'interaction de répétition : elles apparaissent par exemple durant le premier jour de répétition de Richard III, à l'orée du travail à la table. Patrice Chéreau, présidant au travail de lecture auquel vont se livrer les élèves-comédiens, raconte une « scène fétiche » de Richard III, celle où il entreprend de séduire Lady Anne en plein cortège funèbre (III, 2): elle accompagne le cercueil où gît Henri VI, son beau-père, que Richard a assassiné. « Fétiche », la scène l'est notamment parce qu'elle constitue un véritable défi pour la mise en scène, et c'est d'abord à ce titre qu'elle est évoquée, constituant l'une des raisons pour lesquelles le metteur en scène a choisi de monter cette pièce :

‘Ce sont des scènes comme ça, dont on se dit : 'comment l'auteur lui-même va les résoudre', [...] et Richard lui-même se demande comment il peut y arriver. Et il prend comme pari de séduire la femme dont il a tué le mari, et le beau-père, et de la séduire au moment de l'enterrement, sur le cercueil de l'homme qu'elle aime [...] 411 . Et il y arrive ; c'est un mystère mais c'est un mystère intéressant à résoudre. ’

Déjà la mise en récit fait apparaître des éléments de dramatisation narrative : le metteur en scène souligne l'obscénité de la situation (une scène de séduction sur un cercueil), et aménage une forme de suspense (du pari d'abord improbable on glisse vers le triomphe du séducteur). Plus tard, la scène fait à nouveau l'objet d'un récit de la part du metteur en scène, où l'effet de suspense est cette fois ménagé par l'extension processuelle de la narration :

‘C'est comme dans les Liaisons dangereuses : on voit une femme qui faiblit, petit à petit. Un moment donné, d’ailleurs, elle a des imprécations qui ne sont pas tout à fait les mêmes, au milieu de la scène : on a l’impression qu’on entend quelqu’un qui baisse la- qui baisse la- qui baisse la garde. Et puis lui-même lui donne une épée, lui-même tend sa poitrine et lui dit : tu peux me tuer, et elle ne le fait pas, et ça c’est l’erreur qu’elle commet, et là petit à petit le doute s’infiltre ; le degré d’imprécation et de malédiction de Lady Anne au début est à son état extrême, c’est-à-dire qu’elle est très très haut dans le- dans le refus évidemment, et pourtant, c’est pour ça que la scène est longue, et qu’il faut qu’elle soit longue, et pourtant, à la fin, elle va l’épouser, cet homme qui se hait lui même, qui est né, selon toutes les prophéties, qui est né par les pieds, qui est né avec des dents, qui est né avec des cheveux. L’impression qu’on a c’est que d’abord il se fait un pari fou a lui-même, et il découvre visiblement, chemin faisant, qu’il arrive à le tenir.’

On aura remarqué que ce détour narratif s'ouvre, précisément, sur une analogie romanesque : l'évocation des Les liaisons dangereuses semble servir de tremplin à cette pause narrative dans la parole de mise en scène. La lecture fabulaire s'y mâtine d'analyse de discours (même évasive : les « imprécations » de Lady Anne ne sont « pas tout à fait les mêmes, au milieu de la scène », l’analyse rend compte de l'évolution de son discours, qui part « très haut dans le refus ») et d'exégèse interprétative (Chéreau décèle dans le refus de l'épée « l'erreur » de Lady Anne) et frappe, à nouveau, par les effets de dramatisation narrative : suspense et obscénité d'une scène où un monstre - Chéreau ne manque pas d'insister sur les notations tératologiques environnant sa naissance - réduit « petit à petit », « chemin faisant » les résistances de l'épouse de sa victime. Ce seuil-là est un seuil programmatique : à l'orée des répétitions, il annonce ce que devra raconter la mise en scène dans ce moment-clef du spectacle, aménage non seulement l’intelligibilité, mais l'intensité dramatique de la scène pour les comédiens qui auront à l'incarner.

Lorsque ces pauses narratives, qui restituent des fragments fabulaires de la pièce, apparaissent dans le cours des répétitions, et non plus en début ou en fin de parcours, elles nous paraissent également signaler des seuils dans le travail : elles viennent alors opérer un recadrage - Barthes parlait « d'ajustements » - du travail sur l'enjeu fabulaire d'une scène qui a été perdu (ou n'a jamais été trouvé), à un moment où il n'est plus possible de la jouer sans cette mise au point. Il nous semble que c'est ce qui se produit dans cette séquence de répétition de la scène I, 2 du Tartuffe, où Myriam Azencot interprète Dorine se plaignant de la présence intrusive du faux-dévot : « Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,/ Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches ». Ariane Mnouchkine, manifestement insatisfaite des propositions de jeu, interrompt le travail des acteurs avec cette apostrophe à Myriam : « Tu n'as pas vu la scène », ce que la comédienne reconnaît immédiatement. La metteur en scène propose alors une forme d'extension narrative de ce que disait la réplique de Dorine, qui a pour vocation de restituer l'enjeu fabulaire de la scène :

‘Voilà ; tu sais pas ce que c'est d'avoir quelqu'un qui n'est pas chez lui, qui n'est pas chez lui, qui rentre dans ta chambre, qui fouille dans tes tiroirs, qui écrase ton rouge à lèvres, qui range tes mèches de cheveux sous ton foulard d'un doigt sale, brutal, et qui au fond, ce type n'est même pas- qui c'est ? C'est ni ton- c'est pas ton père, c'est pas ton frère c'est pas ton mari, c'est personne ! Il vient, il ouvre tes tiroirs, et il voit tes culottes !’

Là encore il s'agit d'un peu plus que d'une simple mise en récit, et d'un peu moins que l'établissement de la fable : de la fable on a bien l'inventaire des actions que les discours des personnages signalaient, mais d'une part il s'agit d'une restitution très fragmentaire - la totalité de la pièce n'est nullement prise en compte - et d'autre part il s'agit d'actions « secondaires », symptomatiques d'une « grande Action » que Mnouchkine ne synthétise pas (« Tartuffe prend possession des lieux de manière intrusive et tyrannique » pourrait-on résumer). Cette multiplication des exemples, fragmentaires mais très sensibles, tire le récit vers l'hypotypose 412  : aux notations explicitées par le texte (le rouge à lèvres) ou implicitées par lui (« rentrer dans la chambre, fouiller dans les tiroirs ») viennent se greffer d'autres notations, relevant de l'invention de la metteur en scène, qui fonctionnent comme autant d'effets narratifs destinés à impressionner la comédienne : Tartuffe ne se contente plus dans ce récit de s'en prendre aux effets des femmes de la maison, il « range les mèches de cheveux sous les foulards » - ce qui introduit l'idée d'un contact physique qui rend plus insupportable sa présence intrusive - et se voit même doté d'un « doigt sale et brutal » achevant de la rendre intolérable. Ce sont des effets de dramatisation narrative analogues à ceux que nous avons rencontrés chez Chéreau à propos de Richard III : tandis qu'il travaillait, par son récit, à mettre en exergue l'obscénité de la scène de séduction sur le cercueil, rappelant la monstruosité du personnage, Mnouchkine fait de même avec Tartuffe, rappelant qu'il n'est « ni un père, ni un frère, ni un mari » - qu'il n'est « personne », au fond. Mais tandis que Chéreau faisait par là un « effet d'annonce » destiné à informer préalablement les comédiens sur les enjeux d'une scène qu'ils auraient à travailler ultérieurement « en connaissance de cause », Mnouchkine vient sanctionner ici le travail déjà fait sur scène qu'une comédienne « ne voit pas » - c’est-à-dire dont elle ne perçoit plus l'enjeu fabulaire - et relancer de la sorte les intentions de jeu, réajustées par ce récit qui « fait voir » (c'est le propre de l'hypotypose).

De tels effets de rhétorique ne sont pas toujours perceptibles dans la mise en récit de fragments fabulaires ; ce qui nous paraît en revanche récurrent, c'est la fonction « curative » des résurgences fabulaires dans la parole de mise en scène. Ce terme emprunté au lexique médical est évidemment maladroit, mais cherche à marquer la vocation de ces moments narratifs à recadrer et à réajuster le travail dans des moments d'égarement : dans l'exemple de Tartuffe, c'était la metteur en scène qui prononçait un diagnostic sur cet égarement (« tu n'a pas vu la scène ») et administrait aussitôt l'antidote adapté. Dans un autre exemple puisé dans les répétitions de Tout est bien qui finit bien, c'est le comédien lui-même qui fait le diagnostic de sa difficulté à jouer la scène, et qui réclame un réajustement des enjeux fabulaires : travaillant sur la scène II,5 qui met en présence Bertrand, Lefeu et Paroles, Laurent Sauvage (Bertrand) fait cet aveu : « Je suis perdu, je ne comprends pas l'enjeu de cette scène ; je règle un différend entre eux ? ». C'est bien l'enjeu fabulaire de la scène qui est en cause dans cette question, et Jean-Pierre Vincent ne manque pas d'y répondre, en l'intégrant dans une lecture fabulaire plus vaste :

‘- Oui, tu es en train de partir, mais tu rends la justice avant. Il faut ranger ses affaires avant de partir.’

Point d'hypotypose ici, mais la mise en récit sommaire, sous des termes génériques désignant des actions de premier plan (« partir », « rendre la justice ») à partir de ce que l'échange de répliques constitutif de la scène laisse supposer. À cette restitution de l'enjeu fabulaire le metteur en scène adjoint même une forme d'adage (« Il faut ranger ses affaires avant de partir ») inscrivant la nécessité de cette scène dans une logique d'actions vraisemblable, qui permettra probablement au comédien de trouver plus naturellement les intentions de jeu qu'elle réclame. Il est intéressant ici de s'attarder sur la suite des propos du metteur en scène dans cette séquence de répétition, et la manière dont il prolonge, et réoriente, la restitution de l'enjeu fabulaire de la scène :

‘Lefeu t'a demandé de le réconcilier avec Paroles mais il est trop en colère. Par rapport à la pièce, on commence à attaquer Paroles devant Bertrand : c'est ça l'enjeu global. On commence à effriter le bloc de confiance que tu as en Paroles. Il faut prendre en charge ce moment de la pièce.’

Prendre en charge ce moment de la pièce, c'est donc ne pas se contenter de comprendre qu'on est en train de « rendre la justice avant de partir », mais aussi avoir conscience de « l'enjeu global », c'est-à-dire de l'étape que constitue la scène par rapport à un procès narratif global. C'est ici une autre manière d'approcher le matériau fabulaire de la pièce, qui consiste à mettre en perspective un élément actionnel ponctuel en l'insérant dans un processus dont il est partie prenante.

Notes
411.

C’est Henry VI, son beau-père, qui gît dans le cercueil, et non « l’homme qu’elle aime »; l’amalgame est sans doute lié au fait que son époux, Edouard, Prince de Galles, a également été assassiné par Richard, peu de temps auparavant.

412.

Rappelons ici que l'hypotypose est cette "figure macrostructurale selon laquelle un signifié n'est indiqué (...) que par des lexies véhiculant, par rapport à l'objet à dénoter, des valeurs sémantiques parcellaires, fragmentaires, et singulièrement sensibles". Mazaleyrat et Molinié, Vocabulaire de la stylistique. Les auteurs du dictionnaire insistent sur l'effet de "spectacle" produit par la multiplication des "données concrètes très vives", qui nous paraît jouer ici autour du "blanc laissé dans le discours", que l'on peut reconstituer: "Tartuffe, tyran et intrus".