d) Les non-dits du récit

Décidément la fable se dérobe : non seulement elle ne surgit que sous la forme de fragments dans la parole de mise en scène, mais encore ces fragments sont-ils nettement orientés : comme appoints secourables pour dépanner des acteurs enlisés dans les manifestations linéaires du texte, ils tendent souvent vers l'hypotypose, où la dramatisation - à des fins de mobilisation de la sensibilité des comédiens - l'emporte sur la structuration actionnelle de la scène. Dans le cadre des mises en perspective, ces fragments abondent, mais font passer la question de la fable derrière celle des caractères, mis au premier plan. Tout porte à croire que la fable en elle-même, pour elle-même, ne mérite pas qu'on s'y attarde, ne réclame pas d'être établie, comme si elle « allait de soi ». Sauf lorsqu'une difficulté de comédien signale que l'enjeu fabulaire d'une scène est perdu de vue, et doit faire l'objet d'une mise au point, il semble que la succession des actions représentées par la pièce, c’est-à-dire impliquées par les discours des personnages, peut-être naturellement déduite des répliques que les acteurs n'en finissent pas de proférer, et qu'ils sont donc supposés être à même de reconstituer d'eux-mêmes, chacun pour soi.

Il est pourtant un aspect de la fable qui fait plus volontiers l'objet d'une reconstitution dans la parole de mise en scène - et pour cause : il s'agit précisément des non-dits du récit, qui trouent la pièce de théâtre en passant sous silence tout le « hors-scène ». Il faut entendre l'expression dans son sens spatial et dans son sens temporel : du point de vue de l'espace, le « hors-scène » est tout ce qui est censé se dérouler simultanément aux actions représentées sur scène, mais qui n'est pas montré sur le plateau. Du point de vue temporel, le « hors-scène » recouvre une acception plus large encore, puisqu'il concerne tout ce qui est censé s'être déroulé avant le commencement de la pièce, et qui peut encore se dérouler entre les scènes, lorsque une ellipse temporelle les sépare. On le voit, la notion est directement liée au principe d'une illusion référentielle, qui veut croire en une cohérence et une continuité du monde spatio-temporel dénoté par la fiction : c'est la raison pour laquelle nous situons ici - parmi les considérations sur le matériau fabulaire - et non pas plus loin (parmi celles qui porteront sur l'organisation de ce matériau en récit) ces réflexions sur le comblement des ellipses narratives. Certes, c'est en confrontant la fable et son organisation en récit, que le lecteur peut inférer des non-dits du récit, mais précisément, ce matériel qu'il s'agit de reconstituer ne relève pas du récit, puisqu'il est passé sous silence : c'est parce que les lecteurs, ou les praticiens, veulent croire (ou font mine de penser, ou jouent à imaginer...) qu'une forme de « réalité » diégétique précède, excède, déborde de toutes parts le récit que cette reconstitution est entreprise, et c'est en vertu des principes de l'illusion référentielle (qui repose sur une forme de ressemblance entre le monde de la fable et le monde réel) qu'elle est possible.