a) Fonction essentiellement narrative

Il semblerait que l’attention portée aux stratégies narratives soit inversement proportionnelle à l'importance des éléments fabulaires délivrés dans une scène : plus la nourriture psychologique (puisée dans l'illusion référentielle) susceptible d'irriguer la situation actionnelle fait défaut, plus la parole de mise en scène compense ce défaut de « matière » par des considérations sur l'agencement du récit. Le cas de la scène II, 2 de Tout est bien qui finit bien illustre parfaitement ce système de vases communicants entre fable et récit : elle montre la Comtesse et le bouffon se livrant à un curieux exercice censé préparer le bouffon à s'introduire à la cour - voilà pour le matériau fabulaire, un peu maigre - et bientôt l'exercice semble tourner à vide, en un numéro de duettistes où Madeleine Marion, qui interprète la Comtesse, peine à trouver des repères. Plutôt que de rechercher les motivations de personnage, dans une direction psychologique qui est celle que la comédienne emprunte d'abord, Jean-Pierre Vincent, au fil des répétitions, ne proposera que des analyses glosant la spécificité et la nécessité de la scène en termes de stratégies narratives : observant d'abord le curieux effet de focalisation auquel procède Shakespeare (puisqu'il y a, comme dit Jean-Pierre Vincent, « un renversement de perspective : c'est le bouffon qui parle de la cour à la comtesse »), il réduit la scène à son rôle fonctionnel dans le récit : « Shakespeare met une gaudriole après la scène d'Hélène et du roi : c'est une force de vie, cela correspond au moment de la guérison du roi ». Cette scène serait, en quelque sorte, une « utilité », permettant de faire passer le temps qui sépare vraisemblablement la scène du roi malade (II, 1) et celle du roi guéri (II, 3). Plus tard dans les répétitions, le metteur en scène aura recours à une autre analyse, cette fois en termes de « convention théâtrale » - donc, toujours pas en vertu de la logique fabulaire : « C'est un intermède théâtral traditionnel pour utiliser toutes les possibilités de la troupe de Shakespeare ». Dans tous les cas, la scène doit être jouée comme un intermède de pure convention : elle est « hors de tout », comme dit le metteur en scène, c’est-à-dire hors de la fable, pour laquelle, il le rappelle à Madeleine Marion, cette scène « n'a aucune utilité ». Cette « extraterritorialité » (selon le terme de Jean-Pierre Vincent) de la scène par rapport à la fable, qui réduit les analyses qu'on peut en faire à des spéculations sur sa fonctionnalité en terme de stratégie narrative, détermine, on s'en doute, toutes les options de mise en scène qui seront retenues : jeu face public assumant et exhibant la convention théâtrale, éclairage, intonations et postures non-naturalistes, etc.

On peut rapprocher ce cas de figure d'une autre scène de Tout est bien qui finit bien, qui présente également une certaine « pauvreté » du matériel fabulaire : il s'agit de la scène IV, 4, où après avoir « possédé » Bertrand (mais la scène n'est évidemment pas montrée), Hélène et ses complices florentines s'apprêtent à prendre la route pour gagner la France : en somme, il s'agit simplement d'informer le spectateur que le plan conçu par les femmes s'est déroulé comme prévu, et de leur annoncer qu'on les retrouvera bientôt en France, auprès du Roi... Au plan de la fable, la scène est une étape non négligeable (puisqu'une action relativement importante, le retour en France de l'héroïne, s'y prépare) mais la vocation essentiellement informative des discours des personnages les rend assez peu stimulants pour l'imagination, et impropres à être abondamment nourris par des caractérisations psychologiques ; aussi la glose qu'en propose le metteur en scène concentre-t-elle ses propositions sur l'aspect fonctionnel de la scène par rapport au récit : « C'est une scène de nécessité : il fallait inscrire le départ à Marseille quelque part. Shakespeare n'a pas trouvé d'autre motivation, d'autre nœud, du coup il met la phrase-titre dedans, comme pour combler un vide ». Ce « vide », les praticiens semblent le redouter : la mise en scène, semble-t-il, a horreur du vide, et chaque fois qu'une scène paraît n'être pas suffisamment dense sur le plan de ses contenus fabulaires, la parole de mise en scène comble le manque, en tournant son regard vers les stratégies narratives dont elle est censée être le support. Et puisqu'il y a assez peu à dire sur la manière dont Hélène annonce à ses complices qu'elles vont se rendre auprès du Roi, Jean-Pierre Vincent y détecte une stratégie de la part de l'auteur : « il faut parler du roi pour le garder présent à l'esprit du spectateur : quand il réapparaît à la fin du cinquième acte, il ne faut pas qu'il sorte d'une nuit pure et simple ». Ici ce n'est plus une scène entière qui est observée selon sa fonctionnalité dans l’ordre du récit, mais une réplique, identifiée comme un jalon narratif : l'analyse du récit porte, on le voit, indifféremment sur des éléments micro-structuraux ou macro-structuraux.