b) Fonction accessoirement narrative

Ce repérage, au niveau micro-structural, des jalons narratifs ne vaut pas seulement pour les scènes où le matériau fabulaire paraît un peu maigre : l'analyse d'une réplique en termes de stratégie d'aiguillage du récit peut se faire concurremment à une analyse qui en explore les enjeux psychologiques, et puisque notre dernier exemple évoquait la figure du roi dans Tout est bien qui finit bien, nous resterons à ses côtés : pour la scène I, 2 où il accueille Bertrand et se lamente sur sa vieillesse, Jean-Pierre Vincent fournit de copieuses indications psychologisantes (sur le rapport du roi avec ses seigneurs, avec Bertrand, sur le souvenir qu'il conserve du Comte de Roussillon, etc.), mais il propose aussi cette analyse de la scène :

‘Shakespeare pose des jalons : il faut prédire les situations, créer une situation qui justifie la proposition d'Hélène, donc il faut qu'il y ait encore un espoir de guérison chez le roi : il se voit comme une "mèche encrassée", pas éteinte...’

Brusquement, l'analyse quitte le plan fabulaire pour se situer au niveau du récit : l'une des vocations de la scène est de montrer le Roi malade, très affaibli, mais pas totalement anéanti : sa réplique sur la « mèche encrassée » - et non pas éteinte, comme le souligne le metteur en scène - a pour fonction d'ouvrir un possible narratif, que la suite du récit réalisera en effet : la guérison du roi par Hélène. Beaucoup plus tard, quand la scène est retravaillée pour la énième fois, le même glissement du plan fabulaire au plan narratif se produit :

‘Quand Bertrand entre, il apparaît comme le fantôme de son père. Et puis il y a l'attrait du nouveau pour les autres seigneurs. En lui, le roi trouve un interlocuteur ; il connaît trop ses seigneurs pour pouvoir en tirer quelque chose. C'est comme s'il vampirisait Bertrand : sa présence le "ragaillardit". C'est lié aussi au désir de Shakespeare de rendre crédible sa future guérison : un remède miracle ne peut s'appuyer que sur un désir de survivre.’

Que la présence du jeune Bertrand « ragaillardisse » le roi, cela est attesté par le texte - c'est ce que le roi dit lui-même ; cela est également justifié au plan fabulaire : le roi s'ennuie à la cour entouré de courtisans qu'il connaît par cœur, et ne peut que se réjouir de l'arrivée d'un nouveau venu... Mais cela est aussi montré comme nécessaire au plan narratif : à nouveau, une réplique est interprétée comme un jalon aiguillant le récit, et préparant son orientation à venir vers la guérison du roi.