c) Effets de structure

Quelques aspects saillants de la structure du récit semblent ainsi attirer l'attention des praticiens : outre ce que Jean-Pierre Vincent appelle les « jalons », qui sont des effets d'aiguillage du récit vers un possible dont il convient d'aménager les conditions de réalisation, on peut en évoquer quelques autres, récurrents dans la parole de mise en scène. On peut notamment signaler les formes d'analyse fonctionnelle portant sur le niveau macro-structural : une suite de scènes peut ainsi faire l'objet d'un commentaire synthétique qui en observe le statut en terme de fonctionnalité narrative : la scène marseillaise, dont on a vu tout à l'heure qu'elle était essentiellement interprétée à la faveur de son statut dans le récit, est ainsi inscrite dans le déroulement global de la fin du IVème acte, inscription que Bernard Chartreux commente d'abord en ces termes : « la scène est prise dans l'ensemble du grand départ de Florence : il y a une espèce de branle-bas de combat, tout le monde se barre ». Si le dramaturge se contente ici de procéder au repérage de la suite d'actions dans laquelle la scène trouve son sens et sa pertinence - travaillant donc encore au niveau fabulaire - Jean-Pierre Vincent poursuit l'analyse en glissant au niveau des structures du récit :

‘Toujours chez Shakespeare, il y a un tohu bohu à la fin du quatrième acte : c'est une façon de piaffer pour le cinquième acte, quand le quatrième a éloigné le dénouement.’

Ce qui se joue dans ce commentaire est un repérage du tempo narratif, évalué relativement aux grandes articulations structurelles du récit théâtral : le metteur en scène ne parle que de « dénouement », dont le quatrième acte a retardé la venue ; mais on peut facilement en déduire (conformément aux propositions aristotéliciennes) que ce qui précède constitue le nœud dramatique, que le récit semble s'impatienter à dénouer ; les comédiens sont ainsi invités à percevoir à quel stade du récit ils se tiennent (entre le nœud et le dénouement) durant cette scène, plutôt qu'à en explorer les motivations psychologiques gisant au niveau fabulaire. Pour varier un peu les plaisirs, on peut puiser une autre illustration de ce repérage des valeurs fonctionnelles au niveau macro-structural en puisant un exemple dans le corpus d'Antoine Vitez répétant le Soulier de Satin : comme toujours, la médiation d'Eloi Recoing dans la transmission de ce corpus élève le niveau de langue, et présente des procédures rhétoriques qui semblent plus élaborées que celles que nous observons dans notre corpus « direct », puisque c'est par le biais d'une analogie vers la Bible que s'établit ce repérage - mais les enjeux nous en paraissent analogues :

‘La 4ème journée est aux trois premières ce que le Nouveau Testament est à l’Ancien : parce qu’elle accomplit, dénoue, délie, épuise, et parce qu’elle est formée d’allusions aux trois premières.’

Dans cette analyse, ce ne sont pas les contenus fabulaires qui sont explorés, mais bien la valeur fonctionnelle d'une partie du récit par rapport à une structure d'ensemble - en l'occurrence par rapport à ce qui précède : le modèle de référence n'est plus la dramaturgie classique, mais il est tout de même lointainement question de « dénouement », puisque la quatrième journée - la dernière, analogue, donc en termes fonctionnels, au cinquième acte d'une pièce classique - « dénoue » ce qui s'est noué précédemment, mais encore « délie », « épuise » et reprend par allusion les éléments des trois premières.

Une autre approche de la valeur de la partie par rapport à la structure du récit consiste à identifier ce que nous appellerons les effets de « singularité » : l'apparition dans le récit de scènes présentant un caractère atypique par rapport à l'ensemble, par exemple celles qui rassemblent une seule fois dans la pièce des personnages unis par une relation « majeure » peut ainsi faire l'objet d'un commentaire dans parole de mise en scène. Durant les répétitions de Richard III, Chéreau, qui introduit la séance de travail sur la scène mettant en présence Richard et sa mère, ne manque pas de souligner cet effet de singularité :

‘Ce que je voudrais c'est qu'on réfléchisse à ce que ça veut dire pour une mère, 1) d'être la mère de cet homme-là, et 2), de rencontrer ce fils et de souhaiter avoir pu- que tu aurais pu l'étrangler quand il était dans ton ventre [...] et là tu vas souhaiter que ce soient ses ennemis qui gagnent. C'est pas simple, et en même temps ça vient d'une vie entière, ça vient d'une explosion qui vient de très loin. [...] Essayons de chercher un petit peu dans cette direction là. C'est quand même la scène, la seule, l'unique, entre Richard et sa mère.’

Ce que nous appelons l'effet de singularité ne réside pas ici dans les considérations de Chéreau portant sur la fable (être la mère d'un monstre sanguinaire, souhaiter sa mort...même si c'est là une expérience sans doute bien singulière) mais dans la manière dont il met en exergue l'unicité de cette scène par rapport à l'ensemble de la pièce. Nous avons pourtant choisi de faire figurer le début de son commentaire pour illustrer à nouveau la facilité avec laquelle le discours de mise en scène passe du plan fabulaire au plan narratif, invitant d'abord à travailler les personnages « de l'intérieur » (en s'interrogeant sur « ce que ça veut dire pour une mère » que de souhaiter la mort de son fils, quand « ça vient d'une vie entière ») et glissant aussitôt vers une approche « extérieure » de la scène, engageant les comédiens à avoir conscience de la structure du récit qui est conduit à travers eux, qui ne passe qu'une fois par ce point fatidique - la rencontre entre le monstre et sa mère. Les effets de « première fois » ou de « seule fois » dans le récit font ainsi l'objet d'un traitement particulier, cette primeur et cette unicité étant signalées par la parole de mise en scène, et bien souvent mises en exergue par la mise en scène, sur le plateau : ainsi Jean-Pierre Vincent choisit-il de déplacer la scène II, 5 (la « seule scène Bertrand-Hélène, il n'y en pas d'autre », souligne le metteur en scène) où « pour la première fois, Bertrand fait ce qu'il dit » puisque ce sont de vrais adieux qui s'y jouent, en faisant monter les comédiens sur un praticable et en réclamant, au lieu de l'éclairage d'ambiance naturaliste, un effet de sur-éclairage : « il faut la servir sur un plateau cette scène » commente-t-il. Ainsi l'effet de singularité dans le récit doit-il être traduit par un effet de singularité au plan scénique.

À force de travailler le texte dans tous les sens, de le reprendre encore et encore, ces effets de « première » ou de « seule fois » dans le récit finissent par disparaître aux yeux des praticiens ; les signaler permet au metteur en scène de relancer le comédien, en quittant le plan des motivations psychologiques maintes fois explorées pour le hisser à la conscience des enjeux narratifs. Ainsi le premier monologue d'Hélène dans Tout est bien qui finit bien, qui - comme tout monologue shakespearien - à force d'être travaillé risque toujours de s'emporter en « locomotive rhétorique », comme dit Jean-Pierre Vincent, fait-il l'objet d'un recadrage narratif, à l'issue de longues séances qui lui ont été consacrées : « C'est la première fois qu'on pénètre dans ton cœur », fait-il remarquer à Hélène. « Après une scène à quatre personnages, où se mélangent informations et sentiments, tout d'un coup, sans coup férir, on a un monologue ». L'indication, notons-le, est à double-tranchant : si l'effet de « première fois » peut assurer la comédienne d'une certaine fraîcheur, liée à la découverte de son cœur, qu'elle est censée livrer pour la première fois aux spectateurs, l'effet de singularité - après des scènes nombreuses, et « sans coup férir », survient le monologue - a de quoi l'inquiéter : le caractère abrupt de cette rupture dans l'enchaînement des scènes ne lui aura pas échappé, non plus que la difficulté à le faire « passer » auprès du public. C'est donc bien de la part du metteur en scène une manière de rendre les comédiens conscients, et responsables, du déroulement du récit qui se manifeste à travers eux.

De même, lorsque le metteur en scène signale les effets d'échos qui se jouent au sein de la pièce, tissant des analogies infratextuelles (telle scène étant une nouvelle version, ou une variation sur le schéma actanciel de telle autre : Chéreau remarque par exemple que deux apparitions de la reine Marguerite se font de la même façon, comme un fantôme qui n'est pas perçu par les autres personnages ; Bernard Chartreux note que Hélène sauve le roi comme Bertrand sauve le Duc...) ; ou encore les effets de condensation ou de dilatation du récit par rapport à la temporalité supposée de la fable (ainsi Chéreau signale-t-il à plusieurs reprises la liberté prise par Shakespeare par rapport à la chronologie objective)... De telles remarques ont a chaque fois pour effet de mettre l'accent sur certains aspects de la structure du récit : la parole de mise en scène, ici, ne travaille pas à nourrir l’imaginaire de l’acteur dans l’édification personnelle de son personnage, mais bien à le situer comme conteur d’un récit, conscient de sa forme globale. On pourrait aussi dire, d'une autre manière, que ce type de relation métatextuelle qui quitte le plan fabulaire pour travailler au plan narratif, détourne les comédiens d'une approche stanislavskienne (ou réaliste) de leur personnage pour les engager sur la voie d'une approche brechtienne (ou épique). Conformément aux hypothèses de Strehler, qui a toujours souhaité mener de front ces deux conceptions de l'art de l'acteur, elles ne sont, en théorie, pas incompatibles ; la parole de mise en scène, en tout cas, n'hésite pas à solliciter concurremment ces deux postures, ballottant les comédiens dans un dedans-dehors acrobatique : il leur faut chaque fois défendre leur personnage singulier, son histoire propre et ses affects, et ne jamais perdre de vue le récit global qui se mène à travers eux, dans une conscience du tout qui comprend la totalité des actants, et la totalité du récit. Les répétitions du Soulier de satin s'ouvrent ainsi sur cette mise en garde : « Il faut projeter dans le public l'intention biographique. Chaque acteur doit intégrer dans son jeu un "comment vous dire" la totalité de cette histoire. On n'a pas à répondre seulement de son personnage » 417 , et les répétitions de Tout est bien qui finit bien sont sur le point de se clore quand le metteur en scène donne cette indication globale : « C’est une pièce sans quatrième mur. Ayez toujours conscience du public à qui vous racontez cette histoire : on fait avancer une romance shakespearienne. Dès le premier mot, il faut avancer vers la fin ». En ces seuils de répétition que constituent la séance d'ouverture d'un côté, et les dernières mises en garde avant la première, de l'autre, l'accent est mis sur une approche épique de la pièce : il s'agit de faire avancer « une romance shakespearienne », ou un « feuilleton épique » (ainsi Recoing qualifie-t-il ailleurs la pièce de Claudel), de l'adresser nettement au public, dans une totalité consciente d'elle-même. Entre ces deux piliers, le procès des répétitions s'enfoncera dans les profondeurs fabulaires, explorera tous les possibles des enjeux affectifs, des motivations psychologiques des personnages, n'émergeant que de temps à autres pour reconsidérer la valeur fonctionnelle d'un segment par rapport au récit...

Notes
417.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin, p. 24.