Conclusion (provisoire) : à la recherche du personnage...

À l'issue de ce panorama de la relation métatextuelle dans l'interaction de répétition, qui fait apparaître sa diversité, son éclatement et ce qu'il faut bien appeler son a-structuration, il nous semble que l'essentiel encore échappe : certes la parole de mise en scène relative au texte est sans méthode, ignore superbement la rigueur des exégèses universitaires, et récuse toute lecture systématique qui se fonderait sur quelque préalable immuable. Mais si elle est dépourvue de « centre » et d'ordre, il est tout de même un pôle qui magnétise la plupart de ses propositions, et qui détermine une forme de tropisme de la relation métatextuelle : le personnage, qui n'apparaît nulle part dans notre plan comme « objet » structurel, et qui pourtant est partout dans la parole de répétition.

Dans notre étude nous l'avons rencontré ici et là, essence psychologique susceptible de développer des stratégies discursives, « agissant » au niveau de la fable, mais il reculait dans l'ombre sitôt que nous le considérions comme strict émetteur du poème théâtral, ou comme conteur d'un récit adressé au public. Mettre toutes ces approches à niveau, les aborder successivement et linéairement, comme si elles se « valaient » quantitativement et qualitativement dans la répétition, et sans marquer ce vers quoi elles tendent la plupart du temps, c'est manquer ce qui nous semble être le cœur de la spirale, autour de quoi la parole de mise en scène gravite inlassablement : ce fameux personnage. Ce tropisme est sans doute un phénomène d'époque : la disparition des idéologies fédératrices susceptibles d'organiser la lecture du texte autour d'un axe sémantique clairement repérable, la précarité désormais revendiquée du théâtre vis à vis d'un monde qu'il ne prétend plus instruire ou changer a fait évoluer, au cours des deux dernières décennies, l'art de la mise en scène - et partant, la vocation de la parole de mise en scène.

On change de transcendance : c'est désormais la loi du Texte qui prime, qu'il ne s'agit plus d'utiliser à des fins qui lui seraient extérieures (démonstration idéologique, exhibition d'un savoir-faire spectaculaire), mais dont il s'agit d'accomplir les infinies virtualités symboliques et métaphoriques - la nouvelle critique telle que nous l'avons évoquée à travers Barthes est passée par là, fécondant à retardement la relation au texte dans le monde du théâtre. « Le temps des grandes grilles symboliques de compréhension du texte est probablement fini » remarque Danièle Sallenave 418 , et la mise en scène contemporaine « ne croit plus à sa toute puissance de dire le monde, elle est moins jalouse de son autorité et de son originalité que de se redéfinir comme art de l'interprétation » constate Jean-Michel Déprats 419 . Ces propos, datant de 1986, figurent dans le même numéro de L'art du théâtre, consacré à une « Déffence et illustration de la mise en scène » qui entend dresser le bilan de la fin d'une époque de la mise en scène, et dessiner, pour les légitimer, les contours de son évolution. Plusieurs personnalités du monde du théâtre y croisent leur regard, et semble s'accorder sur cette nouvelle équation de la mise en scène contemporaine. Redéfinie comme « art de l'interprétation » (mais non pas des grandes interprétations systématiques), elle remet au cœur de son travail et de son propos les deux matériaux principiels du théâtre : le texte, et l'acteur, dont l'articulation se fait à travers le personnage. La « substance du texte » et « l'existence singulière » 420 de l'acteur n'y sont plus les instruments d'un discours conçu au dessus d’eux, auquel le metteur en scène les assujettirait : ils sont matière infiniment signifiante, plurielle, opaque et poétique d'où part la mise en scène, et entre lesquels le metteur en scène se fait le « médiateur » 421 . Cette mutation des pôles de la mise en scène, lorsque désormais « le recentrement sur le texte et l'acteur est partout proclamé » 422 , ne doit pas nécessairement être interprétée comme une cession de pouvoir de la part du metteur en scène ; comme Danièle Sallenave le souligne, « dire que l'avènement du texte sur scène requiert un médiateur - et que les acteurs, pour prendre en charge le texte, ont absolument besoin d'un médiateur - c'est donner au metteur en scène plus de responsabilité et d'importance que si on lui confie le soin d'élaborer une grille d'interprétation du texte. Car ce rôle peut-être remis en cause (et on ne s'est pas fait faute de réclamer l'effacement de ce metteur en scène-là). Mais ce médiateur, nul ne peut attenter à son existence sans mettre le théâtre, l'acte théâtral, en péril » 423 . Voilà qui nous éclaire un peu sur l'ambivalence de la position du metteur en scène dans l'interaction de répétition, revendiquant inlassablement, on s'en souvient, la précarité de son entreprise et de sa posture artistique même, tandis que son rôle interactionnel manifeste tous les signes d'un pouvoir rarement contesté.

Devenu incontournable médiateur entre le texte et l'acteur, « artisan du signifié » comme dit joliment Jean-Pierre Vincent 424 , ou encore « archer [...] par lequel la métaphore arrive » selon Jean-Pierre Thibaudat 425 , le metteur en scène est ce passeur d'images et de symboles, de sensations et de sentiments, qui reverse son expérience du texte dans l'expérience de l'acteur, et reverse tout aussi bien cette expérience de l'acteur dans son expérience du texte... La circulation se fait ici à double sens, et le vecteur de cette circulation, bien sûr, c'est le personnage, nouveau centre de la mise en scène. Georges Banu le dit très nettement : « La disparition d'une lecture repérable de la mise en scène s'accompagne d'un retour à la vocation originelle de la mise en scène : celle de donner de l'épaisseur aux personnages » 426 , et définit clairement la fonction désormais dévolue au metteur en scène : « l'intérêt de son intervention ne vient plus d'une grille de lecture, mais de la capacité de nourrir des acteurs, et forcément, des personnages » 427 . Parce que donner de l'épaisseur aux personnages, c'est d'abord nourrir les acteurs, le personnage échappe à la stricte relation métatextuelle, et n'est pleinement saisissable que dans la relation interpersonnelle qui unit le metteur en scène à l'acteur : le personnage n'est pas tant le lieu d'une opération de lecture que l'horizon d'une relation rhétorique, où la parole de mise en scène se fait médiation expressive, nourricière, imaginative, stimulante, encourageant, dans ce va-et-vient entre l'acteur et le texte, la naissance du personnage.

Notes
418.

"Deffence et illustration de la mise en scène", réflexion collective publiée dans L'Art du théâtre n°6, Hiver 1986- Printemps 1987, Ed. Actes Sud/Théâtre National de Chaillot, p. 14.

419.

Jean-Michel Déprats, "Glissements progressifs du discours", in L’Art du théâtre n°6, p. 29.

420.

Jean-Michel Déprats, article cité, p. 29.

421.

Danièle Sallenave, débat cité, p. 14.

422.

Jean-Michel Déprats, "Glissements progressifs du discours", p. 25.

423.

Débat cité, p. 14.

424.

"The go-between", in L’Art du théâtre n°6, p. 47.

425.

"Puis-je vous dire une toute petite chose", in L'Art du théâtre n°6, p. 59.

426.

Débat cité, in L’Art du théâtre n°6, p.17.

427.

Op. cit., p.17.