a) Approche logique vs poétique

On ne saurait ici refaire l’historique de la rhétorique, depuis ses fondations pré-aristotéliciennes jusqu’à ses dernières aventures en passant par sa « dilution par syncrétisme », comme dit Roland Barthes 429 . On se contentera de s’en tenir ici à ses avatars les plus récents, à savoir sa refondation par deux mouvements théoriques nettement distincts, ayant revendiqué chacun pour soi l’appellation de « nouvelle rhétorique » (ce qui ne simplifie pas les choses) : d’une part, Chaïm Perelman et L. Olbrechts Tyteca ont, avec leurNouvelle rhétorique, sous-titrée Traité de l’argumentation (1958), entrepris d’explorer les opérations logiques fondatrices d’un discours argumentatif, et d’autre part, le Groupe(Centre d’études poétiques de Liège) en publiant une Rhétorique générale (1970), a rénové l’entreprise essentiellement taxinomique - de classement des figures - de la rhétorique classique à la lumière de la sémantique structurale, et ce second mouvement s’est vu baptiser à son tour « néo-rhétorique » (selon Roland Barthes) 430 ou Nouvelle Rhétorique (selon Paul Ricœur) 431  : ces nouvelles rhétoriques, l’une logicienne, l’autre poéticienne, pour différentes qu’elles soient, ont en tout cas en commun de débarrasser la notion des connotations péjoratives qui l’encombraient. La Rhétorique Générale entend non pas dresser un canon de l’éloquence mais analyser « les procédés de langage qui caractérisent la littérature » par opposition, non pas au « langage quotidien », mais à un « modèle théorique de la communication » 432 . Le problème (pour nous) est qu’en développant une telle méthode de travail, le groupe  achève de dissocier la fonction esthétique du langage de sa fonction de communication, ce qui ne laisse pas de nous embarrasser... Outre l'hypothèse d'une forme d'inaptitude de la figure à communiquer et à informer (« les procédés spécifiques de la littérature, affirment les théoriciens de Liège, ne sont pas les meilleurs moyens pour assurer une communication rapide et sans équivoque du contenu du message, pour exprimer et communiquer des informations » 433 ), cette nouvelle « science de la littérarité » va jusqu’à affirmer que le langage ne devient poétique, et ne déploie ses figures, que lorsqu’il cesse d’être utilitaire : « Les [figures] ne sont donc pas de pures contraintes, des “gênes”, fussent-elles “exquises”, mais la seule façon de détourner le langage de son rôle utilitaire, ce qui est la première condition de sa métamorphose en poésie » 434 . Or, si l’analyse des figures actualisées dans la parole de mise en scène nous intéresse au plus haut point, c’est précisément parce que nous ambitionnons d’en interroger les vertus en termes pragmatiques, dans le cadre d’une relation de communication entre des praticiens : il est pour nous indispensable de maintenir étroitement serré le lien qui articulait originellement la science des figures et celle de la persuasion, lien que l’histoire de la rhétorique a distendu au point de le rompre tout à fait.

Cela étant dit, ce même groupe, qui fait basculer totalement la rhétorique du côté de la poétique, ne récuse nullement la pertinence pérenne d’une articulation entre rhétorique argumentative et rhétorique figurale : l’introduction de La rhétorique générale entérine ainsi les propositions de C. Perelmann et L. Olbrechts-Tyteca, qui dans leurTraité de l’argumentation,étaient amenés à discuter du statut de la métaphore dans une perspective argumentative, et laisse ouvert un espace de recherche susceptible de réconcilier ces approches jugées pourtant antinomiques : « Il n’est pas exclu qu’on puisse faire la jonction entre les deux tendances qui ont historiquement écartelé la rhétorique traditionnelle : tendance logique, basée sur la fonction conative du langage ; tendance esthétique, réflexion sur la fonction poétique » 435 . Nous voilà rassurée, donc, et fondée à poursuivre.

Notes
429.

Roland Barthes, « L'Ancienne rhétorique », in L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.100.

430.

Op. cit. p.101.

431.

Paul Ricœur, “La Métaphore et la nouvelle rhétorique", in La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p.173

432.

Groupe, Rhétorique Générale, Paris, Seuil, 1982, "Introduction : poétique et rhétorique", pp. 8 à 27.

433.

Op. cit.p. 21.

434.

Ibid., p. 27.

435.

Ibid.,p.12.