b) Persuasion et vérité

Une fois admise la réconciliation possible entre une approche esthétique et une approche logique (articulée à la fonction conative du langage), reste tout de même l’épineuse question de la persuasion, que cette seconde approche porte avec elle : si le rhéteur développe une logique argumentative, c’est qu’il veut persuader, c’est-à-dire « provoquer ou accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » 436 . Dès l’origine, la Technè Rhétorikè, et sa vocation strictement persuasive, sont suspectées pour ce qu’elles ne se donnent à elles-mêmes aucune exigence de vérité, et confinent à la manipulation des âmes ; c’est avec la même défiance que l’on évoque aujourd’hui la rhétorique publicitaire ou politicienne, qui sollicitent une action (un achat, un vote) par tous les moyens susceptibles d’influencer les esprits ; la rhétorique est donc doublement stigmatisée, pour son indifférence à la vérité d'une part, et pour sa parenté avec le pouvoir, de l'autre. Pourtant, les premiers philosophes qui ont entrepris sa refondation à des fins de légitimation ne se sont pas fait faute d'en redéfinir la vocation, pour en éliminer les vices : côté platonicien, la « bonne rhétorique » est la recherche du vrai, qui se développe de manière privilégiée dans l'interlocution personnelle entre le maître et l'élève : elle n'est plus allocution manipulatoire devant un auditoire hypnotisé, mais « dialogue d'amour » comme dit joliment Barthes, visant une « psychagogie » 437 . Cette conception platonicienne de la rhétorique, qui la redéfinit comme une dialectique, suppose donc un dialogue - circulation entre deux instances de parole - et une maïeutique - art « d'accoucher » l'interlocuteur - qui constitueront le cœur de notre recherche dans le dernier mouvement de cette étude : on y verra comment la recherche du « juste » (plutôt que du « vrai ») s'y déploie sous les espèces d'un va-et-vient entre les deux instances interactives que sont le comédien sur scène et le metteur en scène dans la salle, recherche par laquelle il s'agit d'accoucher le comédien de son jeu, c'est-à-dire de son personnage. Pour l'heure c'est essentiellement le discours du metteur en scène en répétition que nous souhaitons explorer, dans ses formes et ses fonctions, aussi est-ce plutôt du côté aristotélicien qu'il nous faut nous tourner. Chez Aristote la Technè Rhétorikè assume d'emblée ses limites : son objet n'est pas le vrai mais le vraisemblable, et son territoire celui des interactions publiques, au cours desquelles le rhéteur se doit « d'extraire de tout sujet le degré de persuasion qu'il comporte ». En circonscrivant sa vocation et son domaine d’application, Aristote inscrit la rhétorique dans le champ de la raison pratique : elle est une logique du vraisemblable susceptible de fonder les argumentations, et donc les décisions, dans le champ des affaires publiques. Ainsi redéfini, cet art de la persuasion n'a plus de compte à rendre à la philosophie (la recherche du vrai n'est nullement son objet), et sa principale vertu est de s'opposer à la violence - Chaïm Perelmann, qui se fait l'héritier de cette rhétorique aristotélicienne, souligne nettement cette valeur de l’art de la persuasion argumentative :

‘L’argumentation se propose d’agir sur un auditoire, de modifier ses convictions ou ses dispositions, par un discours qu’on lui adresse et qui vise à gagner l’adhésion des esprits, au lieu d’imposer sa volonté par la contrainte ou le dressage. 438

Reste à savoir ce qui, de cette conception de la rhétorique, peut sans dommage être appliqué à notre propre objet (la parole de mise en scène), et si persuasion et argumentation sont des notions valides dans le champ de la créativité théâtrale. À priori, si l’on s’en tient à ce que Perelman désigne comme le champ couvert par la (nouvelle) rhétorique, c’est-à-dire « tout le champ du discours visant à convaincre ou à persuader, quel que soit l’auditoire auquel il s’adresse, et quelle que soit la matière sur laquelle il porte », tout ce qui relève de la « vie active », des « disciplines pratiques » 439 , est concerné par cette théorie de l’argumentation ; il n’y a donc aucune raison d’en exclure la pratique théâtrale dans son procès créatif. À condition bien sûr de circonscrire à notre tour dans le champ de la pratique théâtrale, ce qui nous paraît apte à recevoir une telle qualification, c’est-à-dire ce procès créatif même : lorsque nous parlons de « rhétorique du discours de mise en scène », nous ne parlons pas (malgré l’ambiguïté de ce double génitif) de la rhétorique de la représentation. La représentation théâtrale peut certes être perçue comme un « discours », travaillé, cela va sans dire, par le figural (donc un discours « rhétorique » en un sens) mais parler de persuasion ou d’argumentation à propos du produit d’une expression artistique semble totalement impertinent.

La rhétorique qui nous intéresse est bien celle qui se déploie dans le face à face que nous avons érigé au seuil de ce chapitre, entre le metteur en scène et le comédien à qui il parle, pour l’amener à jouer. Peut-on dire que le premier cherche à « persuader » le second, comme un rhéteur son auditoire ? L’art du metteur en scène relève-t-il d’un art de la persuasion, qui consiste, si l’on s’en tient à la définition, à « amener autrui à croire, penser, agir, conformément à des propositions qu’on aura fait admettre à la raison autant qu’au sentiment » ? On aura compris qu’à cette question nous postulons une réponse positive : on ne peut nier en effet que la parole de mise en scène, parce qu’elle est entièrement tendue vers un projet pratique (la réalisation d’une représentation) vise une efficace spécifique : il s’agit pour le metteur en scène d’obtenir de la part des acteurs l’invention ou l’exécution d’un jeu, et de déployer pour y parvenir tous les moyens d’expression dont il dispose. Il s’agit donc bien d’un art de la persuasion, qui suscite par la parole, une « croyance », une « pensée » qui fondent une disposition à l’action, à cette nuance près - fondamentale, certes - que cette croyance, cette pensée et cette action prennent place dans le champ fictionnel du jeu théâtral. Nous sommes bien dans une activité pratique, mais qui s'inscrit dans un projet à vocation artistique où la dimension imaginaire est primordiale. Comme le souligne Anne Ubersfeld, « le performatif ‘je joue’ est constitutif de la schize théâtrale » 440 , assurant implicitement une césure radicale entre ce qui se passe sur scène et la « réalité » : « Il institue une coupure entre la parole et le réel (dans le monde), une non-vérité, ou plutôt une séparation » 441 , et cette séparation vaut, évidemment, dès les répétitions. Et puisque Anne Ubersfeld convoque ici une célèbre référence austinienne (« le performatif »), on peut esquisser une analyse du discours de mise en scène selon les termes mis en place au cours de ses conférences rassemblées dans Quand dire, c’est faire 442  : le discours du metteur en scène, qui tend à faire faire quelque chose au comédien, présente une dimension perlocutoire fondamentale. Sa parole vise à obtenir un effet « réel », au delà de sa propre profération, et correspond en cela à la définition proposée par Austin pour les actes perlocutoires, « actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : “convaincre”, “persuader” » 443 . Mais cette dimension perlocutoire se trouve en quelque sorte englobée, et par là même relativisée, par une dimension illocutoire, tacite, et néanmoins tout aussi fondamentale que la première : de même que le performatif « je joue » est constitutif de la « schize théâtrale » du côté du comédien, le performatif « Je te demande de faire comme si » organise implicitement toute la rhétorique du metteur en scène. On glisse ici dans le domaine des « énonciations ayant une valeur conventionnelle » 444 , qui constituent la dimension illocutoire du discours - dimension où les questions du « vrai » et du « faux » ne se posent tout simplement plus.

La restriction du champ d’application de la rhétorique au seul domaine du vraisemblable est en quelque sorte redoublée par cette inscription dans une convention - celle du jeu théâtral - dans une pratique poïétique, une TechnèPoïétikè qui consiste en l'art de l'évocation imaginaire : la rhétorique que nous cherchons à cerner s'abouche ainsi avec la poétique artistotélicienne, qui ne s’occupe que d’un vraisemblable fictionnel. Mais cette restriction n’invalide aucunement la nécessité d’une parole persuasive. Il ne s’agit que de « jouer », certes, mais le metteur en scène doit pourtant convaincre le comédien de jouer comme ceci ou comme cela, et fournir à « sa raison autant qu’à son sentiment » des « arguments » qui le disposent à jouer de telle ou telle manière. Le fait que la parole de mise en scène porte sur les modalités du faire et non sur le faire lui-même (le comédien, puisqu’il est là, est de toute façon disposé à faire... du théâtre) n’enlève rien à la vocation persuasive de cette parole.

Notes
436.

Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, La nouvelle rhétorique, Traité de l'argumentation, Paris, P.U.F., 1958.

437.

Roland Barthes, "L'Ancienne rhétorique", op.cit, p. 93.

438.

Chaïm Perelman : L’Empire rhétorique, Rhétorique et argumentation. Paris, Vrin, 1977, p. 24.

439.

Ch. Perelman, op.cit., p. 19.

440.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, Paris, Belin, 1996, p. 42.

441.

Op. cit.p. 42.

442.

J.L. Austin : Quand dire, c’est faire, (How to do things with words), Oxford University Press, 1962, trad. française Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.

443.

J.L Austin, op.cit, p. 119

444.

Ibid.,p. 119.