c) Arguments et motifs

C’est toutefois avec une certaine prudence que nous manipulons la notion d’argument ; il n’est pas sûr que l’on puisse identifier totalement l’impressionnant matériel verbal déployé par le metteur en scène avec un « argumentaire ». Si, conformément aux indications du dictionnaire, un argument est un « raisonnement destiné à prouver ou à réfuter une thèse » 445 , s’il a pour fonction, comme le suppose Perelman, « d’accroître l’adhésion d’un auditoire aux thèses qu’on présente à son assentiment » 446 , plusieurs problèmes terminologiques surgissent s’agissant de l’application de tels concepts à notre corpus. D’une part, la notion de « thèse » renvoie à l’idée d’une opinion préconstituée, déjà élaborée au moment où les arguments viennent appuyer son expression : or, on l’a aperçu et on aura l’occasion d’y revenir, le metteur en scène se refuse le plus souvent à se tenir dans cette position de maîtrise d’une doctrine préalable : il n’a pas forcément la prescience de ce qu’il entend obtenir de la part des acteurs. En outre une telle terminologie relève d’une conception très intellectuelle de la communication, qui semble reléguer l’intuitif et l’affectif dans un autre plan d’échange : en identifiant l’art de la persuasion avec une théorie de l’argumentation, Perelman définit un champ d’étude qui semble mettre en relation de purs esprits occupés à se convaincre mutuellement par les seules armes de la logique :

‘Ceux qui croient à l’existence de choix raisonnables précédés par une délibération ou des discussions, où les différentes solutions sont confrontées les unes aux autres, ne pourront pas se passer, s’ils désirent acquérir une claire conscience des méthodes intellectuelles utilisées, d’une théorie de l’argumentation telle que la présente la nouvelle rhétorique. 447

Ces « choix raisonnables » ne sont guère le propos des artistes travaillant à l’élaboration d’une représentation théâtrale, ces « discussions » sont loin d’épuiser leur méthode de travail et l’idée d’acquérir une « claire conscience des méthodes intellectuelles utilisées » les ferait sans doute sourire, autant pour cette « claire conscience » dont il n’ont que faire que pour ces « méthodes intellectuelles » dans lesquelles sans doute ils ne se reconnaîtraient guère. L’empire rhétorique, ainsi identifié par Perelman à l’art de l’argumentation, est évidemment aussi perçu comme empire de la Raison. Or, chez les praticiens au travail ce sont moins des thèses que l’on voit fleurir que des hypothèses, l’intuition et la sensibilité y ont plus de droit que l'implacable raison ; aussi les « arguments » qui viennent les appuyer réclament-ils d’être rebaptisés, pour échapper à ce champ par trop restrictif de l’intellection raisonnante : c’est le terme de « motif » qui nous paraît le plus adéquat pour rendre compte de ce glissement de la notion vers l’idée d’une motivation sensible. L’argument du metteur en scène est un « motif » en ce qu’il tend à motiver l’acte du comédien ; ce n’est pas tant sa valeur logique qui est déterminante, que sa puissance d’efficacité, sa capacité à mouvoir le comédien en effet. Et puis il nous faut bien avouer que c’est aussi dans sa polysémie que le terme nous séduit : le « motif » est aussi cette figure qui tire sa force expressive d’être répétée, multipliée dans des occurrences qui peuvent en modifier le contexte, et donc la valeur. Le déploiement spiralé de la parole de mise en scène, qui tourne inlassablement autour de son destinataire, en passant par diverses modalités expressives, jusqu’à trouver le point d’efficace qui touche le comédien et le fait agir, conformément à une hypothèse de jeu dont la justesse ne se révèle tout à fait qu’au moment où elle s’incarne en effet, renvoie bien à cette instabilité de « l’argument » de mise en scène : le motif tire de son origine étymologique cette mobilité (motivus) qui fait défaut au formalisme de l’argument.

Notes
445.

Dictionnaire Le Robert, article « argument », Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993.

446.

Ch. Perelman, L’Empire rhétorique, op.cit., p. 23.

447.

Ch. Perelman, Ibid., p. 22.