2) Rhétorique spéculative, impromptue

a) Le langage, instrument « fouisseur »

Il faut également prendre quelques distances avec les représentations plus ou moins figées qui accompagnent la notion de rhétorique pour pouvoir reverser ses attributs dans notre domaine d’étude : la conception traditionnelle de la rhétorique tend à situer l’orateur du côté du pouvoir et de la maîtrise, non seulement de la parole (position à laquelle le metteur en scène n’est pas totalement étranger) mais aussi de l’objectif visé par son discours ; il a la prescience exacte du résultat auquel il veut parvenir, souvent réductible à un axiome élémentaire ; ici la posture du metteur en scène diverge sensiblement : « S’il savait par avance ce qu’il cherche, il ne chercherait plus » nous dit Jacques Lassalle. Aussi la parole n’est-elle pas pour lui le simple instrument de la transmission d’un projet qui réclame d’être exécuté : elle est le lieu où le projet s’élabore. Comme le dit encore Jacques Lassalle, à propos de l’écrivain, il « doit inventer dans le même temps l’objet et l’instrument de sa recherche » 448  : la mobilité évoquée précédemment trouve donc ici une deuxième explication ; les motifs se multiplient non seulement parce que le metteur en scène ignore ce qui aura, pour le comédien, une efficacité « motivante », mais parce qu’il ignore aussi souvent ce qu’il entend lui-même motiver, et que c’est dans sa parole même qu’il le cherche. Cette rhétorique n’est pas strictement persuasive, elle est heuristique : la parole de mise en scène est l’outil d’une recherche, et les figures qu’elle déploie fondent ses découvertes en même temps qu’elles les transmettent.

En réinjectant ainsi cette dimension spéculative au cœur de la rhétorique, on ne fait finalement rien d’autre que revenir au sens qu’elle prit lors de sa (re)fondation par Aristote, qui l’identifiait à la « faculté de découvrir spéculativement ce qui dans chaque cas peut être propre à persuader » 449 . Pascal Quignard montre que cette conception ne s’est nullement perdue avec le temps, et la réactive lui-même, tout en abandonnant le versant persuasif de la rhétorique : explorant dans Rhétorique spéculative la « tradition d’une pensée pour laquelle tout le langage, le tout du langage, est l’instrument fouisseur » 450 , il vante les vertus d’« images vitales, spéculatives, associatives » 451 , et y insiste : « Le langage est par lui-même l’investigation » 452 . Sans doute les metteurs en scène ne démentiraient-ils pas une telle affirmation, qui sans cesse parlent non pas seulement en cherchant, mais pour chercher, et l’on aura l’occasion de voir combien il est impossible de faire le départ entre les vertus heuristiques et les vertus persuasives des figures qui « fleurissent » inopinément dans leur discours.

Notes
448.

Jacques Lassalle, Pauses, p.86.

449.

Aristote, Rhétorique, cité par Roland Barthes in L’Aventure sémiologique : « L’Ancienne rhétorique », p. 95.

450.

Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Gallimard, 1995, p. 17.

451.

Op. cit. p. 21.

452.

Ibid., p. 22.