b) Rhétorique impromptue

Du fait précisément de cette double vocation persuasive et explorative de la parole de mise en scène, elle se fait le matériau d’une rhétorique qui ne saurait être qu’impromptue... Là encore on s’éloigne sensiblement du schéma communicationnel généralement associé à la rhétorique, qui en fait un art de la préméditation : chez Aristote l’inventio (qui correspond grossièrement à l’élaboration des contenus de parole) est bien distincte de l’actio (acte de proférer cette parole) ; et il faut encore ajouter, entre les prémisses du discours et sa profération, l’étape de la dispositio (mise en ordre des parties du discours) et de l’elocutio (mise en forme verbale et figurale). Aujourd’hui encore, que l’on considère l’approche logique de la rhétorique ou son approche poétique, c’est toujours à des objets de langage prémédités que l’on s’attache : c’est évidemment le cas pour la rhétorique des figures, qui, érigée en science de la littérarité, ne travaille que sur l’écrit, mais ça l’est aussi pour la théorie de l’argumentation, qui fait peu de cas des situations d’improvisation. Sont donc toujours conçus comme « rhétoriques » des discours méthodiquement élaborés, dont l’orateur détient une parfaite maîtrise au moment de leur profération - comme si l’efficacité persuasive ou la qualité figurale des formes verbales ainsi produites n’étaient rendues possibles que par leur préméditation. Chez le metteur en scène, il y a, certes, une certaine préparation intellectuelle de son travail, exploration, avant les répétitions, des pistes de signification qui pourront être suivies pendant l’élaboration de la représentation ; mais il ne saurait y avoir préméditation de son discours sur le plan formel, pour les raisons que l’on a vues : d’une part il est encore en position d’investigation au moment où il parle, et d’autre part il n’a pas la prescience de ce qui, dans sa parole, sera susceptible d’avoir un pouvoir déclencheur sur le jeu d’acteur. Aussi l’inventio, l’elocutio et l’actio, opérations distinctes chez le rhéteur traditionnel, sont-ils le produit d’une élaboration simultanée et spontanée chez le metteur en scène, et il ne nous semble pas que cette surimpression des étapes invalide d’une façon ou d’une autre la pertinence de la notion de rhétorique pour qualifier ce genre de discours. Le caractère improvisé de cette parole n’évacue d’ailleurs pas nécessairement toute forme de « préméditation » : il suffit d’aller puiser dans la théorie de l’inconscient telle qu’elle a pu être établie par la psychanalyse pour concevoir qu’il y a d’autres procès d’élaboration du discours que l’organisation consciente. Ainsi le rêve ou le mot d’esprit se présentent-ils au sujet qui les « produit » avec la fulgurance d’une révélation impromptue, tandis qu’ils sont le résultat d’un procès préméditatif (processus primaire et secondaire) auquel il n’a pas consciemment accès. Rêve et mot d’esprit ne sont d’ailleurs pas convoqués ici seulement au titre d’argument en faveur d’une « rhétorique impromptue » ; dans la mesure où le discours de mise en scène relève d’une oralité spontanée (que la psychanalyse sait entendre comme une forme travaillée par la « figure »), créative en ceci qu’elle s’émancipe à l’occasion de la censure d’une pensée rationnelle critique, il sera utile d’explorer ses points de contact avec une rhétorique de l’inconscient : l’approche psychanalytique nous semble ainsi devoir compléter utilement l’approche logique (qui interrogera essentiellement l’inventio du discours de mise en scène) et l’approche poétique (qui s’attachera à cerner quelques figures fondamentales de la rhétorique du metteur en scène, l’elocutio, en somme). On le voit, quoi qu’on ait pu dire sur la simultanéité des opérations d’élaboration du discours dans cette rhétorique impromptue qu’est la parole de mise en scène, il nous faut, comme toujours, en disséquer les différents constituants pour pouvoir les analyser successivement. On remarquera que certains éléments de la rhétorique aristotélicienne semblent tomber au passage : de la dispositio il ne sera en effet plus question, dans la mesure où « l’improvisation relègue au second plan l’ordre des parties » 453 . Point d’ordre canonique, chez les praticiens de théâtre, que ce soit à l’échelle de l’ensemble des répétitions (on l’a déjà vu), ou à celle de « discours » plus ponctuels. En revanche, pour ce qui est de l’actio, de la façon de dire avec le corps (voix et geste) dont on se doute qu’elle occupe dans la rhétorique théâtrale une place fondamentale, nous préférons différer son étude : elle sera abordée ultérieurement, conjointement à l’actio du comédien telle qu’elle est suscitée par la parole de mise en scène, avec les outils sémiologiques qui s’imposent pour explorer ce champ qui ne ressortit plus de la seule analyse de discours.

Notes
453.

Cf. Roland Barthes, L’Aventure sémiologique,p.102.