1) L’empire rhétorique : entre le nécessaire et l’arbitraire

a) Indication formelle et pokaz : une antirhétorique ?

À l’opposé de tout ce que suppose la rhétorique, on peut en effet observer un type de parole de mise en scène qui, au lieu de motiver les actes, les décrit en réclamant leur exécution, ou plus simplement encore, les mime en exemple. Soit le metteur en scène s’y livre à l’inventaire plus ou moins détaillé des micro-actes qu’il attend du comédien : « mets ton corps ainsi, ralentis le débit à tel endroit, marque une pause ici, modifie l’inclinaison de ton buste, souris, écarquille les yeux, crispe ta main, dirige ton regard ici... » ; soit il exécute lui-même un tel programme, afin d’être imité : dans ce second cas, il n’y a tout simplement plus de « parole » de mise en scène, puisque si matériel verbal il y a, c’est celui qui est inscrit dans le texte de théâtre, que le metteur en scène joue au lieu de le commenter. Il s’agit alors d’un « pokaz », du russe « montrer » : c’est en effet aux répétitions meyerholdiennes que remonte, sinon l’apparition d’une telle pratique dans la direction d’acteur, du moins sa cristallisation dans un terme qui n’a pas connu de traduction heureuse depuis 454 . Ces deux modalités d’indication de jeu, l’une verbale mais strictement formelle, l’autre par « l’exemple » mimogestuel, pour peu propices qu’elles soient à nourrir une investigation comme la nôtre, ne doivent pas être exclues de notre recensement. Elles se présentent ponctuellement, même chez les metteurs en scène les plus volubiles, notamment lorsque la méthode rhétorique échoue, ou pour nuancer un effet obtenu ; ces pratiques de direction d’acteur ne ressortissent pas de la rhétorique : dans l’indication formelle nulle argumentation n’intervient, de même que dans les cas de « pokaz » - entendu au sens strict, où le metteur en scène joue à la place du comédien, montrant l’exemple au lieu de justifier ses indications. On peut s’interroger sur l’efficacité relative de l’une et l’autre démarche - l’une, rhétorique, qui consiste à déployer une abondante argumentation pour motiver le jeu des acteurs - travaillant de l’intérieur pourrait-on dire, et l’autre, qui peut sembler aller plus rapidement au but en décrivant ou en montrant directement au comédien le résultat auquel il doit parvenir en termes intonatifs ou mimo-gestuels - travaillant en quelque sorte de l’extérieur, selon une méthode que nous qualifierons de « formaliste » 455 . Il est malaisé d’évaluer ces deux approches selon le seul critère de leur efficace, d’abord parce que l’efficacité en matière de production artistique est une notion assez suspecte (tout au plus peut-on parler de rapidité dans la production d’un résultat), et ensuite parce que l’on peut voir alternativement l’une suppléer l’autre ; dans de nombreux cas l’indication « formelle » vient apporter une finition à ce que l’élaboration rhétorique a longuement mis en place. Mais dans l’exemple qui suit c’est l’inverse qui se produit, l’argumentation rhétorique venant pallier les manques d’une indication strictement intonative non motivée. Il s’agit d’une répétition du spectacle la Trilogie de la Villégiature, de Goldoni, mis en scène par Giorgio Strehler à la Comédie Française : il dirige ici Catherine Hiégel (Brigida) et Ludmila Mikaël (Giacinta) dans la scène II, 10, de Retour de villégiature 456 . Brigida se sent coupable d’avoir accepté de la main de Guglielmo une lettre destinée à sa maîtresse,qu’elle doit lui remettre alors que celle-ci s’efforce avec toutes les peines du monde d’oublier celui qu’elle aime : la servante, prudente, s’enquiert d’abord auprès de Giacinta de l’efficacité de la « mécanique » - une mécanique toute métaphorique, dont Giacinta a appris le fonctionnement dans un savant ouvrage, Remèdes pour les maladies de l’âme, qui enseigne que le cerveau est composé de petites « cases », et qu’il suffit pour dompter ses tourments, d’ouvrir et de fermer les cases correspondant aux pensées qu’on souhaite convoquer ou évacuer...

  • Catherine Hi é gel (Brigida)   : “Mademoiselle, l-”
  • Giorgio Strehler : “Mademoiselle ?” ➚
  • Catherine Hiégel : “... la ○...”
  • Giorgio Strehler : “la !” ●
  • Catherine Hi é gel   : “...mécanique est-elle prête ?” 
  • Giorgio Strehler : “la mécanique-est-elle-prête” ➔
  • Catherine Hi é gel   : “parce que... j’ai- j’ai quelque chose à-”
  • Giorgio Strehler : Tu n’as pas encore trouvé le ton de la mécanique.
  • Catherine Hiégel : Non, c’est le comique qui me gêne.
  • Giorgio Strehler : Non, oui, non, c’est le comique, je dis pas... Le comique n’est pas... C’est- c’est- c’est écrit. Les gens, les gens rient ici. C’est un rire d’un certain type. <La mécanique est prête ?>. Je te le dis simplement parce que tu dois le savoir. Tu dois pas faire quelque chose simplement parce que les gens rient.
  • Catherine Hiégel : Voilà, oui.
  • Giorgio Strehler : (Rire) : Je connais déjà la version, c’est inévitable. <Mademoiselle, la mécanique, comment ça va avec la mécanique ?>
  • Catherine Hiégel : “Mademoiselle, la ... la mécanique est-elle prête ? Parce que... (rire de G.S.)... j’ai quelque chose à vous dire.”
  • Ludmila Mikaël (Giacinta) : “Eh bien... Parle !”
  • Giorgio Strehler : Eh bien parle, vas-y, vas-y ! Ne laisse pas trop longs maintenant les temps : “Eh-bien-parle !”
  • Catherine Hiégel : “Mademoiselle, la ... la mécanique est-elle prête ? Parce que- parce- parce que j’ai quelque chose à vous dire.”
  • Ludmila Mikaël: “Eh bien parle ! (jeu)... Je suis tout à fait calme ➘»
  • Giorgio Strehler   : “Je suis tout à fait calme” . Plus tragique un petit peu ; c’était un peu nerveux tu comprends... (les com é diennes se remettent en place) Allez, vas-y, vas-y la mécanique...
  • Catherine Hiégel : “Mademoiselle, la mécanique-”
  • Giorgio Strehler : (cri) Ça commence à le faire la mécanique, eh oui, maintenant la mécanique vient. Le problème c’est que je n’ai pas trouvé le mot pour t’aider dans une petite difficulté, je n’ai pas trouvé le mot. Le mot c’était qu’elle devait avoir un peu plus de peur populaire de la mécanique, tu comprends, de la peur, la mécanique ça fait toujours peur, tu comprends, ça fait docteur, je sais pas, ça fait chirurgien, instrument de torture, c’est quelque chose de pareil, tu comprends. <Et à propos, la mécanique, là, comment ça va, hein ? Elle est prête ?>
  • Catherine Hiégel : « Mademoiselle, la ... la mécanique est-elle prête ? » (se balance d’une jambe sur l’autre) parce que... (jeu sans interruption jusqu’à “calme”)

On le voit, au nombre de reprises de la même réplique par la comédienne, la première 457 étape du travail qui consiste en des indications intonatives sommaires, ne permet pas d’aboutir à un résultat satisfaisant : l’échec est rapidement sanctionné (« tu n’as pas encore trouvé le ton de la mécanique »), mais la première piste d’argumentation ouverte par la comédienne s’avère insuffisante : le développement de Strehler sur la question du comique, s’il libère Catherine Hiégel de la prise en charge du rire suscité par le texte, demeure un peu léger s’agissant des motivations du personnage. Le metteur en scène, qui a manifestement l’intuition du résultat auquel il veut parvenir, continue à ce stade de le mimer au lieu de le commenter, ce qui laisse la comédienne à ses difficultés. Il faut pour finir que le metteur en scène fournisse une explication d’ordre psychologique afin de travailler à l’intérieur du jeu, et non pas dans ses strictes manifestations sonores. En produisant une hypothèse (le personnage éprouve une forme de peur devant le mécanique), il est amené à développer une « argumentation » - une série de motifs : la peur devant la chirurgie, le docteur, la torture. Ici donc, la rhétorique argumentative est venue suppléer les insuffisances de la direction « formaliste ». Mais ce qui nous intéresse dans cette séquence n’est pas tant l’inégalité de résultat suivant la méthode employée, que le tardif avènement d’une parole argumentative, dont le metteur en scène s’excuse presque : si cette argumentation a tant tardé a trouver sa formulation, c’est qu’elle n’existait d’abord pas dans la conscience du metteur en scène ; il ne s’agissait pas de sa part d’une rétention volontaire mais bien d’une faillite provisoire, d’une impuissance à trouver « le mot », comme il dit - c’est-à-dire tout ensemble l’hypothèse et ses motifs. Preuve que cette rhétorique qui est la sienne est bien, comme nous le disions, impromptue et spéculative ; elle s’invente et se cherche au fur et à mesure de son émission, et sa difficulté première est d’abord de naître à elle-même, d’advenir à sa propre puissance.

Notes
454.

Nous reviendrons longuement sur le problème du « pokaz » et de ses avatars dans le dernier chapitre de cette étude. Nous parlerons plus volontiers « d’ostension de jeu ».

455.

Là encore nous sommes amenée à anticiper sur des considérations et une terminologie qui seront développées ultérieurement, dans le dernier chapitre de cette étude.

456.

Document audiovisuel C.N.R.S, réalisé par Odette Aslan, 1978. Nous n’indiquons que les éléments intonatifs significatifs, c’est-à-dire lorsqu’ils font l’objet d’une correction de la part du metteur en scène.

457.

... première dans cette séquence; le montage du documentaire ne nous permet pas de savoir depuis quand les partenaires travaillent sur cette scène.