b) « La rhétorique est un humanisme »...

S’il semble dans cette séquence que c’est en raison de l’inefficacité de la méthode formaliste que le metteur en scène est amené à déployer une rhétorique de l’argumentation, ce n’est pas au nom de ces considérations pragmatiques que Strehler en justifie l’usage : lorsque l’on interroge le même metteur en scène sur sa façon de travailler (et d’argumenter), ce n’est en effet pas sur le plan de l’efficacité qu’il répond, mais sur un autre qu’on pourrait qualifier d’éthique. Dans un entretien réalisé au cours des répétitions dont nous venons d’observer un fragment, et qui figure dans le même document, Odette Aslan fait remarquer à Giorgio Strehler sa propension à motiver ses indications :

  • Odette Aslan : - Tu dis : “tu as réussi quelque chose parce que...” ; tu donnes toujours la raison.
  • Giorgio Strehler : - C’est nécessaire. Je ne veux pas avoir de singe apprivoisé, je ne suis pas un dompteur. Je ne suis pas un monstre dictateur qui impose des choses à tout prix. Il doit y avoir un contact humain, entre des humains qui communient entre eux. Il faut que toutes les choses soient justifiées.

Si la question posée par Odette Aslan porte sur les justifications après-coup (validant une proposition de jeu), on a vu dans l’exemple précédent que Strehler s’efforce également de motiver ses propres indications, ce qui l’éloigne de la figure du « dompteur » ou du « dictateur ». En opposant ainsi la justification au dressage et à la dictature, le metteur en scène rejoint pleinement les considérations de Perelman relatives à l’argumentation, en laquelle il voyait, rappelons-le, l’opposé d’une pratique qui consiste à « imposer sa volonté par la contrainte ou le dressage ». Aux antipodes de la manipulation et de la violence, l’usage de la rhétorique argumentative inscrit les interactants dans l’espace d’une communauté libre où l’orateur traite son interlocuteur en sujet responsable 458 . Et l’on peut aller plus avant encore dans la caractérisation de ce que Perelman appelle « l’empire rhétorique » : la production d’arguments (de raisons, de justifications) n’y est nullement confondue avec la référence à une vérité stable et définitive où les praticiens puiseraient le sens de leurs choix, et qui donnerait tout pouvoir à celui qui s’en ferait le formulateur - le recours à la rhétorique argumentative intervient justement là où il n’y a pas nécessité, pas de transcendance déterminante :

‘Au lieu de rechercher une première vérité, nécessaire, évidente, à laquelle serait suspendu tout notre savoir, aménageons notre philosophie en fonction d’ une vision où ce sont des hommes et des sociétés humaines en interaction, seuls responsables de leur culture, de leurs institutions et de leur avenir, qui s’efforcent d’élaborer des systèmes raisonnables, imparfaits, mais perfectibles. 459

L’empire rhétorique - dont les bornes déterminent celles de notre champ d’investigation - se caractérise donc par quelques dimensions fondamentales : il ne s’y présente pas de vérité nécessaire, le sens est à la charge des humains, qui s’en remettent à la raison. Relativité, responsabilité, rationalité - piliers de l’empire rhétorique. Que l’interaction de répétition se situe, par nature, dans un espace qui n’est pas régi par l’évidence d’une vérité nécessaire, cela n’est pas douteux ; sans quoi, sans doute, les praticiens n’éprouveraient pas le besoin de consacrer tout ce temps à ce qui demeure essentiellement un travail de recherche, et de délibération par l’expérimentation en quelque sorte. Une telle interaction relève d’une activité pratique « où il y a lieu de se décider et de choisir, après réflexion, parmi les possibles et les contingences » 460  ; Or Perelman relève que« parce que le domaine de l’action est celui du contingent, qui ne peut être régi par des vérités scientifiques, [...] le rôle des raisonnements dialectiques et des discours rhétoriques est inévitable pour introduire quelque rationalité dans l’exercice de la volonté individuelle ou collective » 461 . Mais, répondra-t-on, la mise en scène de théâtre est une activité artistique, dont les choix ne sont pas nécessairement commandés par une pensée logique devant payer son tribut à la rationalité ; certes, mais c’est aussi et avant tout une pratique de création collective, qui exige que les intuitions artistiques des uns soient transmises, pour être exécutées, aux autres, et cette transmission-là réclame un langage, qui nous semble relever de la rhétorique :

‘L’idée d’évidence [...] s’évanouit dès que l’on prétend dépasser l’intuition subjective, dès qu’on veut la communiquer au moyen d’un langage qui ne s’impose jamais ; le choix d’un mode d’expression, s’il n’est pas arbitraire - et il l’est rarement - est influencé par des raisons qui relèvent de la dialectique et de la rhétorique. Toute activité spirituelle qui se situe entre le nécessaire et l’arbitraire, n’est raisonnable que dans la mesure où elle est soutenue par des arguments et, éventuellement, éclairée par des controverses qui, normalement, ne conduisent pas à l’unanimité. 462

Notes
458.

Notons toutefois que cette éthique rhétorique élégamment prônée par Strehler ne garantit pas nécessairement le procès de répétitions contre toute forme de violence : ainsi Strehler lui-même, qui justifie et motive en effet beaucoup de ses indications, n'en est pas moins perçu comme un directeur d'acteurs violent. Le degré d'exigence de ses demandes, qui le fait intervenir impérieusement, à d'innombrables reprises, sur le moindre micro-segment intonatif (ainsi que cette séquence l'illustre, précisément), et imposer à ses partenaires un rythme de travail exténuant, fait de lui une figure autoritaire, et de ses répétitions un espace de tension où les crises de larmes sont fréquentes. Peut-être n'est-il pas indifférent que cette "deffence et illustration" de la rhétorique (ici définie comme art de "motiver") soit prise en charge par l'un des metteurs en scène les plus connus pour ses accès de violence : la rhétorique y serait bien cet apanage du pouvoir, l'arme des puissants par laquelle ils s’efforcent de fonder leur autorité (perçue comme abusive) en droit.

459.

Ch. Perelman, L’Empire rhétorique, p.176.

460.

Ch. Perelman, op.cit., p. 171.

461.

Ibid, p. 171.

462.

Ibid, p.175.