c) L’aire rhétorique, centre et périphérie

« Relativité », « responsabilité », « rationalité » disions-nous... Cette formule en forme de slogan, dont les termes peuvent être perçus comme ceux d’une utopie, constitue le centre d’une aire, que la rhétorique irradie variablement suivant la position qu’on occupe par rapport à ces concepts. À mesure que l’on s’éloigne de ce centre utopique, l’empire de la rhétorique décline, et le recours à l’argumentation se fait plus rare. Il est bien clair que tous les praticiens ne se situent pas d’égale manière sur cette aire, et il peut être intéressant d’évaluer les différentes approches de la mise en scène relativement à la position qu’elles y occupent.

Prenons l’exemple de Luc Bondy : ce metteur en scène que Michel Piccoli présente comme un « grand farceur devant l’Éternel », qui revendique le plaisir de la mise en scène contre toute forme de devoir éthique (« Quand je fais de la mise en scène, j’essaie de m’amuser [...]. Dans la mesure où je m’amuse, je pense que le public s’amusera aussi, retrouvant la trace de ce plaisir premier » 463 ) développe un discours de déni de responsabilité :

‘Je ne me donne ni n’accepte aucune raison didactique de faire du théâtre, de me présenter ainsi comme responsable. Quand, autour de moi, j’entends dire : “Nous avons une responsabilité culturelle”, moi je n’arrive ni à le dire ni à me le dire [...] Je ne me sens responsable de rien du tout. 464

Certes, il y a là une forme de provocation ludique, une manière d’aller à contre-courant d’une forme d’austérité morale dans laquelle il ne peut guère se reconnaître ; mais plus intéressant est le fait qu’il ne « responsabilise » guère ses propres comédiens, lorsqu’il les dirige : Nada Strancar fait ainsi remarquer que « Luc décharge l’acteur de la vision globale et poétique du spectacle. Chez Vitez, l’acteur était aussi responsable de la mise en scène. Pas chez Luc qui aime que chacun assume sa propre tâche » 465  : ici l’on conçoit mieux combien en effet Bondy s’éloigne du centre utopique de l’empire rhétorique, qui se fonde sur la « responsabilité » des partenaires, et leur fournit des « arguments » ou des « motifs » pour n’en pas faire des « singes apprivoisés »... Est-ce un hasard si Luc Bondy est, à notre connaissance, le seul metteur en scène à revendiquer pleinement l’art du pokaz, auquel il avoue avoir massivement recours, pokaz qui est la forme de direction d’acteur la plus éloignée de l’argumentation ? Chez le metteur en scène suisse, précisons-le, le génie de montrer sait se subordonner à l’écoute et à l’observation des propositions des acteurs, qui ne sont nullement réduits à l’état de « singes apprivoisés » 466 . Il semblerait en tout cas que plus un artiste se refuse à occuper une position de responsabilité - par rapport au sens de ce qu’il produit - et de responsabilisation vis-à-vis de ses partenaires, moins la dimension rhétorique de son activité est importante.

Pour ce qui est de la notion de « rationalité » que nous avons érigée, à la suite de Perelman, comme l’un des piliers de l’empire rhétorique, il faut évidemment la nuancer un peu pour la rendre pertinente dans notre champ d’étude ; certes, les revendications artistiques de Strehler, décidément très à son aise dans cet empire rhétorique dont nous tâchons de cerner les contours, mettent cette rationalité au premier plan :

‘Nous, nous voulons une communauté qui raisonne, nous voulons un théâtre de la raison, et non du mysticisme, un théâtre raisonnable qui aide, à travers l'art du théâtre, à construire un monde raisonnable. 467

Mais cette position est un peu datée (nous ne sommes pas encore dans les années 80 qui sonnent définitivement le glas de cet optimisme vouant le théâtre à « construire un monde raisonnable »), et les pratiques artistiques plus actuelles trouvent mal leur place dans cet empire de la Raison auquel Perelman identifie l’empire rhétorique ; en revanche, dans la mesure où la répétition théâtrale est une pratique de création collective qui réclame un minimum d’accord entre les praticiens sur les formes à organiser, dans la mesure aussi où l'autorité des metteurs en scène tout-puissants a fait l'objet de nombreuses contestations, on peut comprendre qu’il soit jugé utile de produire les raisons de tel ou tel choix (ces raisons fussent-elles esthétiques, sensibles, pragmatiques... c’est-à-dire pas forcément strictement « rationnelles ») afin de les justifier auprès de ceux qui auront à les pérenniser sur scène : on le voit, cette « rationalité » comme art de produire des raisons recoupe finalement la notion de responsabilité, qui est son horizon. Aussi le déni de rationalité, comme celui de la responsabilité, va-t-il de pair, dans les pratiques que nous avons eu l’occasion d’observer, avec la raréfaction, voire l’absence totale, de rhétorique argumentative : le cas extrême est représenté, dans notre corpus, par Philippe Vincent, qui ne motive aucun de ses choix auprès de ses comédiens, et qui ne prête à la rationalisation aucune vertu en matière de production artistique - c'est la raison pour laquelle il ne peut figurer dans notre étude autrement que comme un contrepoint allusivement évoqué. Aussi faut-il bien remarquer que la place de la rhétorique argumentative dans le discours de mise en scène varie d’un artiste à l’autre, et qu’elle est tributaire de l’idée qu’il se fait de sa position en tant qu’artiste, et à sa manière de concevoir son art.

Notes
463.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p.170.

464.

Op. cit.p.171.

465.

Ibid., p.62.

466.

Cf. ch. IV : «  Le pokaz, une pratique contestée ».

467.

Propos recueillis lors d'un entretien radiophonique avec Siegfried Melchinger à la Norddeutscher Rundfunk de Hambourg, le 3 mars 1974, retranscrits dans "Strehler et le critique", in Un théâtre pour la vie, op.cit., p.126.