2) Ampleur de l’argumentation

Une fois mieux appréhendé le sens global qui peut-être dévolu à la vocation argumentative de la parole de mise en scène, et cernée sa relativité suivant les pratiques, reste à interroger l’ampleur - souvent considérable - du matériel argumentatif chez les praticiens qui se situent au cœur de l’empire rhétorique. Il ne suffit pas de dire que l’argumentation responsabilise l’interlocuteur à qui elle s’adresse, qu’elle « rationalise » les choix adoptés au fil du travail, pour expliquer que les metteurs en scène qui s’y livrent y déploient une telle énergie, et y consacrent un tel volume de parole. Entendons-nous bien : si nous suivons les propositions de Perelman, relève de la rhétorique tout ce qui n’est pas manipulation arbitraire ; à l’exclusion, donc, des indications formelles non motivées, toute parole proférée à l’intention d’un ou plusieurs comédiens est constitutive de l’immense argumentaire de la rhétorique du discours de mise en scène. Rappelons en effet que la nouvelle rhétorique telle qu’elle est définie par l’auteur du Traité de l’argumentation se veut une « théorie générale du discours persuasif, qui vise à gagner l’adhésion, tant intellectuelle qu’émotive, d’un auditoire, quel qu’il soit » 468 . Cette conception nous éloigne donc d’une étude qui ne prendrait en compte que l’argumentation au sens logico-cognitif le plus strict, et devrait nous permettre d’appréhender la quasi-totalité du matériel verbal auquel l’interaction de répétition nous confronte :

‘[...] tout discours qui ne prétend pas à une validité impersonnelle relève de la rhétorique. Dès qu’une communication tend à influencer une ou plusieurs personnes, à orienter leur pensée, à exciter ou à apaiser les émotions, à diriger une action, elle est du domaine de la rhétorique. Ainsi conçue elle couvre le champ immense de la pensée non formalisée. 469

Ainsi comprise comme théorie de la communication persuasive, une telle rhétorique draine, dans notre champ d’étude, un matériel verbal considérable ; interroger son ampleur revient à poser cette question, peut-être naïve : pourquoi les metteurs en scène parlent-ils tant ? Pour « persuader », nous l’avons dit, mais c’est encore trop peu dire. Sans doute y verrait-on plus clair dans les modalités de persuasion propres à la direction d’acteur en interrogeant le sens que les praticiens attribuent eux-mêmes au déploiement de cette parole... Il semblerait qu’il y ait là bien d’autres enjeux que ceux, abstraits et utopiques, que nous avons considérés jusqu’à présent comme fondateurs de l’empire rhétorique.

Notes
468.

Ch. Perelman, op.cit., p.177.

469.

Ibid, p.177.