a) La matière nourricière

Il convient de remarquer d’abord que les praticiens eux-mêmes n’analysent pas le déploiement de la parole de mise en scène comme un « argumentaire », même au sens large : analyser l’interaction de répétition dans les termes de la communication persuasive est une démarche qui nous appartient, et qui ne trouve guère d’écho (en tout cas en ces termes) dans les commentaires auxquels les artistes se livrent relativement à leur pratique 470 . Lorsqu’ils entreprennent de qualifier la fonction de ce discours, ils l’identifient d’abord à un matériel « nutritif » indispensable pour jouer le texte - le postulat de départ étant donc que le texte lui même ne fournit pas une matière suffisante pour permettre à l’acteur de l’interpréter. Olivier Besson propose ainsi cette curieuse métaphore, où l’on pourrait croire que les « trous » du texte théâtral (selon l’expression d’Anne Ubersfeld), loin d’être perçus par le lecteur comme des volumes habitables, sont d’abord identifiés comme caractéristiques d’une « maigreur » du texte, presque un rachitisme que la parole de mise en scène viendrait soigner en le nourrissant :

‘Tout se passe comme si avant les paroles qui accompagnent le travail, le texte n’avait pas l’épaisseur suffisante pour être habitable, comme si ces paroles étaient ce qui créait autour de lui un volume vital pour le rendre jouable. 471

Le volume de la parole de mise en scène trouve ainsi son pendant métaphorique dans le « volume vital » qu’elle crée autour du texte : ce texte ne devient habitable, un peu paradoxalement, que s’il est rempli, en son sein et alentour, le plus possible, par la parole du metteur en scène. L’image nous intéresse parce qu’elle institue la parole, dans son déploiement massif, comme un volume, un espace habitable par l’acteur : loin de limiter le potentiel de jeu en comblant tous les vides autour d’elle, la parole de mise en scène est cette matière que le comédien peut habiter, dans laquelle il peut respirer et vivre. Sans doute parce que c’est cette matière qu'il joue, et non la première (le texte), réduite à quelques signes sur une page : rappelons, encore une fois, l’heureuse formule de Mesguich, selon laquelle c’est « l’acteur, qui, littéralement, met en scène la parole du metteur en scène » : ce qu’il joue, c’est la parole de qui le dirige, et non le texte d’un auteur, qu’il ne fait que dire.

La fonction de la parole de mise en scène serait donc essentiellement de rendre le texte « jouable » ; l’activité de coopération textuelle de base, telle que la présente Eco et dont nous avons fait état dans le chapitre précédent, ne suffit pas à l’incarner : il ne suffit pas de comprendre ce que le texte dit pour pouvoir le jouer. Il faut encore que ce texte soit médiatisé, relayé par la parole de mise en scène : non seulement pour que les comédiens disposent du matériel imaginaire intermédiaire propre à « nourrir » leur interprétation, mais aussi pour que ce matériel soit harmonisé dans un projet artistique global. En tout état de cause, on passe ici de l’image d’une parole emplissant les vides du texte et de la scène à celle d’une parole emplissant le comédien lui-même. Le champ lexical de la nutrition traverse ainsi bien des commentaires des comédiens eux-mêmes sur la façon dont ils reçoivent cette parole : on peut ainsi citer, en exemple parmi tant d’autres, ces propos de Angela de Lorenzis relatifs au travail de Jacques Lassalle :

Pendant les premiers temps de l’exploration, on bâtit un fond d’images et de références communes : c’est le stade du travail où les digressions, les renvois au cinéma, à la mémoire personnelle de chacun nourrissent et irriguent la scène ainsi que la construction d’un rôle et l’imaginaire de chaque comédien. Ensuite, c’est aussi et surtout le temps du jeu. 472

Partie sur la question des contenus de parole, de leur nature référentielle, analogique, sur laquelle nous reviendrons, la remarque d’Angela de Lorenzis fait bientôt surgir cette image de la nutrition qui nous paraît centrale dans la rhétorique métathéâtrale : sont ainsi successivement irrigués l’espace de la « scène » (miroir du texte, elle est un lieu sec, inhabitable tant qu’elle n’est pas investie par la parole de mise en scène), « la construction d’un rôle et l’imaginaire de chaque comédien » (que la seule lecture de la pièce semble avoir laissé, là encore, assez « sec ») ; ensuite seulement vient le temps du jeu, rendu possible par cette irrigation préalable. Outre la confirmation du champ sémantique d’une vitalité organique permise par ce flot de parole, l’image de l’irrigation a pour nous le mérite d’introduire, métaphoriquement, l’idée d’une circulation, d’une mise en mouvement - on pourrait dire aussi, d’une « motivation » au sens étymologique du terme, qui débouche sur la motion de l’acteur, le jeu. Même propos chez Sophie Hossenlopp, évoquant le travail de Matthias Langhoff, où les considérations sur les contenus de parole débouchent sur la vocation nutritive des indications de mise en scène :

‘Les indications de mise en scène aux comédiens sont constituées de souvenirs, d’anecdotes, d’observation sur les comportements humains, de réflexion politique ou historique. La banalité quotidienne, l’expérience singulière et le regard sur le monde sont autant de nourritures pour le jeu d’acteur. 473

On pourrait ainsi multiplier les exemples à l’envi, et l’on aura compris que cette identification par les acteurs de la parole de mise en scène à une « nourriture pour le jeu d’acteur » n’infirme nullement, selon nous, l’hypothèse de sa vocation argumentative et persuasive : il s’agit là d’un glissement lexical et non d’un changement de nature, cette « nourriture » spirituelle ayant pour effet, comme toute argumentation, de permettre la mise en mouvement et d’infléchir sa réalisation. Toutefois, la métaphore nutritive introduit une nuance dont il convient de tenir compte, en ceci qu’elle accorde au volume de parole une influence déterminante : si un rhéteur n’a pas nécessairement besoin de multiplier les éléments de son argumentaire (la force des arguments l’emportant sur leur nombre) en revanche le metteur en scène semble invité à penser que c’est le nombre de ses « arguments » (de ses motifs) qui fera leur force (nutritive). 474

Notes
470.

... sans doute en raison des soupçons qu’on a évoqués, qui grèvent la notion de rhétorique (persuasive) des connotations péjoratives que Perelman, nous semble-t-il, évacue totalement ; raison pour laquelle nous nous sentons en devoir d’y puiser massivement des mises au point et des “justifications”, dans une démarche toute rhétorique, précisément...

471.

Olivier Besson, « Des nœuds, des fragments », in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.127.

472.

Angela de Lorenzis, « La Ligne d’ombre de la répétition », in Alternatives théâtrales n°52-53-54, pp.55-56.C’est nous qui soulignons.

473.

Sophie Hossenlopp, « Matthias Langhoff, un théâtre du concret », in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 69. C’est nous qui soulignons.

474.

Sans doute faut-il réserver un sort particulier au cas de Grüber, de loin le moins prolixe des metteurs en scène dont nous ayons eu l’occasion d’observer le travail et la parole : chez lui, la force (figurale, comme nous le verrons) des motifs semble prévaloir sur leur nombre...