b) Multiplier les sens

En accroîssant le volume de parole, et donc le nombre de ses arguments susceptibles de motiver le jeu d’acteur, le metteur en scène multiplie évidemment les pistes interprétatives irriguant le texte et la scène ; nous ne nous attarderons pas ici sur cet autre effet de l’ampleur de l’argumentation, qui consiste en la multiplication des sens possibles. Il s’agit là bien plus que d’un effet, d’une vocation, d’un objectif - plus ou moins conscient pendant le cours du travail, mais largement commenté et théorisé par les metteurs en scène dans le cadre de la rhétorique métathéâtrale. Nous avons déjà abondamment exploré l’arrière-plan idéologique et esthétique qui conditionne une telle poétique de la variation et de la pluralité des sens, et l’on se contentera d’observer ici combien cette poétique engage le metteur en scène à déployer un volume considérable de parole : c’est ici Claude Régy qui nous livre un aperçu de la relation entre ampleur de l’argumentation et recherche de la pluralité sémantique :

‘Si on veut que les mots aient une multiplicité de sens il faut travailler l’imaginaire, nourrir les acteurs en apportant énormément d’images, de sensations, d’imaginaire. On se réfère à d’autres textes, à des films, à la peinture, à des faits de l’histoire mythologique ou actuelle. On injecte des tonnes de matériaux, beaucoup trop. C’est aux acteurs de choisir là-dedans ce qui les aide à trouver en eux-mêmes des échos et des prolongements souterrains à partir de là. 475

Dans ces propos surgit pour la première fois l’idée qu’une telle ampleur du matériel argumentatif puisse constituer un excès : l’hyperbole (« des tonnes de matériaux ») révèle de la part de celui qui la formule une certaine lucidité concernant l’évaluation du surplus forcément accumulé par une telle propension à multiplier les motifs (c’est « beaucoup trop »). Et pourtant on a eu déjà l’occasion de constater que les comédiens étaient demandeurs de cette épaisse matière nutritive : où donc sont les « déchets » que Régy croit pouvoir déceler dans cette proliférante parole de mise en scène, voulue par les metteurs en scène, réclamée par les comédiens ? Sans doute dans ceux des arguments qui n’ont pas d’efficacité « motivante » pour les comédiens, dans ces indications de mise en scène qui se révèlent impropres à nourrir le jeu d’acteur. Car ce qui se fait jour dans ce commentaire, c’est que le matériel verbal livré par le metteur en scène fait l’objet d’une forme de sélection de la part de celui qui le reçoit : « c’est aux acteurs de choisir là-dedans ce qui les aide à trouver... ». Il ne s’agit pas, selon nous, d’une opération consciente, intentionnelle, qui évaluerait la vertu de telle ou telle indication avant de s’en emparer pour la traduire en jeu, mais bien plutôt d’une « sélection naturelle », spontanée, quelque chose comme une structure de l’imaginaire propre à chaque acteur, qui le rend sensible à telle indication plutôt qu’à telle autre. Non point un « choix » (comme le suppose Régy), mais une réceptivité variable, dont ni le comédien, ne le metteur en scène, n’a le pouvoir de conjecturer l’orientation et les zones sensibles.

Notes
475.

Claude Régy : « Travail souterrain », entretien avec Daniel Jeanneteau, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, pp. 158-159.