c) Toucher la cible

C’est donc un autre enjeu de l’ampleur de l’argumentation qui perce ici, lié au souci d’une efficacité communicationnelle : parce que la persuasion recherchée par le metteur en scène vise l’imaginaire de l’acteur, aussi singulier que mystérieux, unique et intangible, elle emprunte toutes les voies possibles pour venir à sa rencontre, cheminant à tâtons vers une sensibilité dont elle ignore souvent les modes d’accès. Patrice Chéreau rend ainsi compte de cette errance de la parole à la recherche du stimulus déclencheur, qui l’engage à « parler beaucoup » :

‘J’ai pris l’habitude de beaucoup parler pendant les répétitions, parce que je parle jusqu’à ce que ça provoque un déclic. Je sens très bien quand ça ne provoque aucun déclic : ça ne leur convient pas, ça ne se mélange pas avec ce qu’ils font, ou alors ça ne parvient pas suffisamment à casser une direction que j’ai envie de casser. Parce qu’on ne sait pas sur quoi on agit : la personne joue avec des choses secrètes qu’on ne connaît pas. L’acteur joue avec une vie privée dont on ne connaît pas toutes les arcanes. 476

C’est là un aspect essentiel de la communication persuasive, et Perelman ne manque pas de relever cette articulation entre ampleur de l’argumentation et recherche d’une efficacité dont les critères sont méconnus : « l’ampleur de l’argumentation s’explique parfois par l’ignorance des thèses admises par l’auditoire. Ne sachant pas quel argument sera le plus efficace, on peut présenter plusieurs argumentations, parfois complémentaires, parfois même incompatibles ». 477 Hélas, on retrouve chaque fois que l’on va puiser dans cette théorie ce concept de « thèse » avec ses connotations intellectualisantes si mal adaptées à notre propos, et il faut bien entendu rechercher leur équivalent sensible dans les « arcanes » impénétrables de l’imaginaire de l’acteur, ces « choses secrètes » avec lesquelles il joue, et qu’il faut arriver à toucher pour déclencher une motion. Et, faisant cet écart, on ne s’éloigne pas tant des fondements de la rhétorique telle qu’elle est conçue par Aristote : il compte parmi l’inventio, (le matériel argumentatif du discours), non seulement les éléments propres à convaincre (la probatio, appareil logique de persuasion) mais aussi ceux qui sont propres à émouvoir : cette rhétorique psychologique adapte son discours au « type d’âme » qu’elle cherche à toucher, conçoit son message en fonction de sa destination, et développe l’ethos de l’orateur en fonction du pathos qu’il s’agit de susciter. La rhétorique du discours de mise en scène ne saurait cependant basculer totalement dans cette seconde catégorie de l’inventio : il faut prendre garde à ne pas réduire la parole de mise en scène à larecherche d’effets « d’émotion » chez le comédien, émotions qui, prises pour elles-mêmes, ne sont en définitive guère le propos de l’interaction de répétition. Il s’agit pour le metteur en scène de susciter du jeu, une « motion » plus qu’une émotion, selon des modalités qui appartiennent autant à la pensée qu’à la sensibilité affective. Aussi ces catégories aristotéliciennes ne nous intéressent-elles que dans la mesure où nous nous autorisons à les confondre, afin de faire se rejoindre des procédures persuasives (les unes logiques, les autres « émotives ») qui dans la parole de mise en scène adviennent dans un même mouvement, qui ne s’adresse ni totalement à la « raison », ni totalement au tissu émotif : visant l’imaginaire de l’acteur, la parole se fraie un chemin, aléatoire, souvent sinueux, entre ces deux pôles. S’il peut éventuellement y avoir des recettes pour déclencher à coup sûr des émotions, le code d’accès à l’imaginaire est, lui, nettement moins probable, et c’est sans doute ce qui fait le génie propre des metteurs en scène que de savoir ouvrir, chez le comédien, cette porte-là. Ce qui leur fait dire aussi, que l’art de la mise en scène ne peut que difficilement faire l’objet d’un enseignement :

C’est ici Luc Bondy qui nous livre cette réflexion ; preuve que, s’il se situe à distance de ce que nous avons identifié comme le centre utopique de l’aire rhétorique, il ne s’exclut pas totalement de son empire. S’il a volontiers recours à l’ostension de jeu, il sait aussi que c’est essentiellement par la parole qu’un metteur en scène peut espérer ouvrir les vannes de l’imaginaire d’un comédien, et l’amener à produire du jeu :

Trouver une « parole juste », voilà donc la quête de la rhétorique du metteur en scène : une parole qui n’enferme pas le comédien (il ne s’agit pas « d’imposer »), qui ne l’abandonne pas non plus (il convient « d’éviter les indications abstraites qui n’ont aucun effet sur le jeu » 480 ) mais qui, s’étant frayé un chemin dans les arcanes secrètes de son intimité, rencontre son imaginaire, « éveille sa fantaisie », et le rend « productif ». C’est là sans doute une spécificité remarquable de cette rhétorique : elle ne sollicite pas l’exécution d’une action préalablement déterminée, mais l’invention d’une action, laissant à l’interlocuteur la part belle : loin d’être réduit à un système de pensées ou à un organisme émotif aux réactions prévisibles, cet interactant est un interacteur, sujet d’un imaginaire que la parole vise à activer pour produire des formes qu’elle n’a pas nécessairement prévues. En cela, cette rhétorique est doublement impromptue : elle ne prémédite pas davantage sa propre forme que les effets qu’elle suscite - et doublement spéculative : tandis que le metteur en scène découvre dans la fulgurance des figures qu’il produit ce qu’il cherche à dire, il suscite sur le plateau l’avènement d’images inédites et fugaces qui lui font découvrir ce qu’il souhaite voir représenter. S’il n’y a pas de recettes pour cette « parole juste » aux effets créatifs, on peut néanmoins postuler qu’elle présente des formes récurrentes, observables dans la rhétorique des uns et des autres, et c’est à les repérer que nous voudrions maintenant nous attacher.

Notes
476.

Propos recueillis par Stéphane Metge, dans le cadre du documentaire « Une autre solitude », 1995.

477.

Ch. Perelman, L’Empire rhétorique, p.157.

478.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p.118.

479.

L. Bondy, op.cit., p. 118.

480.

L. Bondy, ibid., p. 118.