a) L’activité cognitive, horizontalité et verticalité

Tout d’abord, il convient d’admettre que les procédures mentales à l’œuvre dans le travail de création artistique (et donc, en ce qui nous concerne, la parole de mise en scène) puissent être analysées en termes d’opérations cognitives ; refuser ce postulat, et formuler une opposition de principe entre relation esthétique et relation cognitive, c’est réduire abusivement la relation cognitive à l’investigation scientifique. Jean-Marie Schaeffer prend ainsi le soin de réfuter cette prétendue opposition :

  • À ma connaissance, personne n’a jamais réussi à montrer de manière convaincante que les procédures mentales mises en œuvre dans la création artistique étaient différentes de celles mobilisées dans d’autres activités créatrices. Même la distinction fondée sur les fonctionnalités différentes des deux hémisphères du cerveau (en termes de procédure intuitive vs procédure analytique) est beaucoup trop générale pour pouvoir différencier l’activité artistique d’autres activités mentales. En fait, c’est la notion même d’activité artistique qui risque d’induire en erreur, dès lors qu’on sous-entend par cela une activité mentale spécifique. 482

Travaillant ensuite sur les modalités de l’activité cognitive propre à une « conduite esthétique » 483 , Jean-Marie Schaeffer propose ainsi une distinction entre activité cognitive horizontale (associative) d’un côté - activité de niveau 1, et relation cognitive verticale (généralisante ou particularisante) de l’autre - activité de niveau 2, et observe ces tendances :

‘Souvent, lorsqu’on compare l’investigation scientifique (ou savante) avec la conduite esthétique, on dit que la première suit un mouvement d’abstraction, alors que dans le cadre de la conduite esthétique l’attention est plutôt associative. Et en effet, il semblerait que dans la variante savante de la relation cognitive le mouvement soit un mouvement d’intégration ascendante : on va de la perception vers des concepts génériques qui seuls permettent de situer le particulier dans le réseau de nos connaissances explicites ; la visée est celle d’une généralité au moins relative, donc d’un niveau d’abstraction plus élevé [...]. Dans la variante esthétique de la relation cognitive, le mouvement apparaît davantage horizontal : le réseau visuel, le réseau auditif et le réseau imaginatif sont tous parcourus associativement sur leur propre niveau. 484

S’il y a bien une distinction entre une activité de niveau 1 (associative) et une activité de niveau 2 (généralisante ou particularisante), elle n’introduit nullement un clivage étanche entre les activités relevant de la cognition « savante » et celle relevant de la cognition artistique : la différence se joue dans un rapport de proportions, de degré et non de nature. Si dans la conduite esthétique l’attention est « plutôt » associative, et le mouvement « davantage » horizontal, les modalisateurs indiquent bien qu’elle est aussi, bien que dans une moindre proportion, analytique et verticale. On aura compris que nous rapprochons ici les deux pôles précédemment identifiés (les « raisonnements » vs les « visions ») de ces deux vecteurs cognitifs : à l’imagination reviendraient les mouvements associatifs horizontaux, tandis que les raisonnements relèveraient de l’axe vertical des généralisations et des particularisations. Ce que nous indique ici Schaeffer, c’est que l’on trouvera davantage, dans l’activité artistique qui nous concerne, des procédures de niveau 1 (disons de type analogique) que celles de niveau 2 (qu’on pourrait qualifier d’analytiques) : au vu du corpus d’exemples dont nous disposons, ce pronostic se vérifie totalement, mais n’implique évidemment pas que nous passions totalement sous silence les formes analytiques, qui pour être minoritaires, n’en sont pas moins présentes, et qui en outre, s’entre-tissent étroitement avec les premières. Schaeffer ne manque d’ailleurs pas de signaler cette interaction possible entre l’une et l’autre modalités de l’activité cognitive : « les interrelations entre réseaux jouent souvent un rôle central dans la conduite esthétique » 485 .

Peut-être y a-t-il ici un rapprochement à faire avec les considérations de Luc Bondy relatives au mode de pensée caractéristique de la mise en scène théâtrale, « pensée orale » dans laquelle il identifie en effet une prédominance de « l’horizontalité » (dommageable, selon lui, à la qualité de cette pensée) :

  • Hélas, [...] la pensée orale reste plutôt une pensée horizontale au lieu de devenir une pensée verticale. La pensée verticale se forme en elle-même, elle existe et à plus de poids, parce qu’elle a développé le pour et le contre avec elle-même. C’est une pensée qui s’est ressassée, qui s’est remise en question, seule, tandis qu’une pensée qui se développe dans la communication, dans l’oralité, c’est une pensée que le temps efface plus vite. Cette pensée-là, une fois qu’elle avance une affirmation, ne peut véritablement susciter le contraire, ne peut se contester de l’intérieur. C’est une pensée qui n’a pas développé l’effort nécessaire pour rester à une place bien définie. La pensée verticale, qui est la pensée du grand écrit, c’est une pensée qui marque le sol, qui fait des entailles dessus. La pensée orale, par contre, est une pensée fugitive, sans traces, comme je le disais, une pensée horizontale. 486

On le voit, le rapprochement que nous proposions entre les analyses de Schaeffer et les considérations de Bondy n’est que partiel : si l’on y retrouve bien l’opposition entre vectorisation horizontale et vectorisation verticale des modalités de pensée, l’horizontalité n’est pas articulée ici à l’idée d’une pensée vouée à la création artistique, mais à celle d’une pensée orale. C’est ici parce que la cognition s’élabore dans une relation communicationnelle immédiate qu’elle en « reste » à l’horizontalité, et non parce qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une conduite esthétique. En outre, et assez curieusement, la disqualification de ce mode de pensée est patente dans les propos du metteur en scène : « horizontalité » rime semble-t-il avec superficialité et caducité, tandis que la verticalité s’auréole des sèmes de la profondeur et de l’indélébilité. Notons que si de tels propos viennent confirmer en un sens les réflexions que nous avons eu l’occasion de développer sur l’instabilité de l’argumentaire dans la parole de mise en scène, la disqualification dont elle fait ici l’objet n’engage que celui qui la formule, dans une auto-critique d’autant plus surprenante qu’elle vient répondre à une sollicitation tout à fait laudative : cet exposé de Luc Bondy sur la pensée orale fait en effet réponse à une question de George Banu qui n’augurait pas ce dénigrement, et qui saluait au contraire « l’intelligence des propos (des gens de théâtre) dans des débats ou des répétitions » 487 ... En tout état de cause, l’évaluation de cette pensée orale en termes de « superficialité » ou de « profondeur » n’est pas notre propos : il s’agit pour nous d’étudier les différentes formes de la parole de mise en scène en les articulant à différentes modalités de l’activité cognitive. En l’occurrence, cette ligne de partage entre une horizontalité typique de la faculté à produire des analogies, qui font surgir des « visions », et une verticalité, caractéristique de la faculté à élaborer des inductions et des déductions, qui se traduisent en raisonnements, nous paraît un précieux outil de classement, propre à introduire un peu d’ordre dans l’énormité du matériel verbal qui se présente à nous.

Notes
482.

Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, coll. N.R.F essais, 1996, p. 36.

483.

Notons que nous glissons ici subrepticement de considérations portant sur la création artistique à des analyses portant sur la conduite esthétique, qui concerne la relation d’un sujet (quelconque) avec une œuvre; les réflexions de Schaeffer s’orientent donc vers la réception et non plus vers la création. Nous prenons néanmoins la liberté de les reverser dans notre étude centrée sur la création artistique, dans la mesure où ces réflexions nous paraissent également pertinentes pour en rendre compte. On pourrait, pour se justifier d’une telle transposition, arguer du fait que le metteur en scène se situe aussi, d’une certaine manière, dans la posture du spectateur, récepteur de son œuvre qu’il est constamment en train de remanier afin d’atteindre à l’indice de satisfaction que Schaeffer institue comme critère définitionnel de la relation esthétique : “il y a conduite esthétique dès lors qu’une activité cognitive quelle qu’elle soit devient en tant que telle le support d’une (dis)satisfaction.”

484.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., pp. 164-165. C’est nous qui soulignons.

485.

Ibid., p.165.

486.

in La Fête de l’instant, p. 42.

487.

La remarque de Banu, pour être exacte, est la suivante : “L’abondance des entretiens qu’accordent les gens de théâtre, l’intelligence de leurs propos dans des débats ou des répétitions, laissent supposer que la pensée théâtrale est plutôt orale, c’est une pensée relationnelle.” La pensée orale n’y est donc nullement identifiée comme une “sous-pensée”.