b) Les lieux du préférable

Ces lieux-là permettent en effet de fonder et de développer une argumentation liée à « l’efficace » scénique. Le terme est sans doute maladroit, mais il prétend rendre compte des options interprétatives qui sont justifiées par la recherche d’un certain « effet » en terme de théâtralité. On passe donc d’une logique du vraisemblable, qui organise la cohérence interne de la diégèse conformément à la représentation qu’on se fait du monde, à une logique du préférable, qui organise le spectacle en fonction de la valeur des formes élaborées. Cette distinction entre référence au vraisemblable et référence au préférable est déjà présente dans la théorie de Perelman, qui marque bien la différence entre la première, qui conforme son discours à ce qui est, en se référant au sens commun, et la seconde, qui indique ce qui est préférable en hiérarchisant des valeurs :

‘Parmi les objets d’accord, [...] il y a lieu de distinguer, ceux qui portent sur le réel, à savoir les faits, les vérités et les présomptions, et ceux qui portent sur le préférable, à savoir les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable. 495

Naturellement, transposés à notre objet d’étude, ces accords sur le « réel » ne sont jamais que des accords sur le vraisemblable applicable à la fiction, et sont donc essentiellement des « présomptions » ; quant aux accords sur les « valeurs », le sens à donner à ce terme demeure, nous semble-t-il, suffisamment ouvert dans le Traité de l’argumentation pour pouvoir être reversé tel quel dans notre étude. On prendra néanmoins la précaution d’écarter la dimension axiologique qu’une telle notion porte avec elle, et que Perelman inclut sans doute dans sa conception : si les valeurs morales jouent un rôle déterminant dans bien des actualisations de la rhétorique argumentative (par exemple dans une plaidoirie), dans la rhétorique qui nous concerne, qui se développe dans le champ d’une activité artistique, ce sont les valeurs esthétiques qui font l’objet d’une évaluation, d’une hiérarchisation et qui peuvent ainsi donner matière à l’argumentation.

Il convient évidemment de remarquer que cette argumentation en termes de valeur esthétique n’est nullement incompatible avec une argumentation fondée sur la vraisemblance psychologique. L’une et l’autre peuvent s’étayer mutuellement, et l’on peut même supposer que les critères esthétiques, même lorsqu’ils ne sont pas formulés, interviennent dans la sélection d’une option interprétative argumentée en terme de vraisemblance psychologique. On a ainsi eu l’occasion de constater que Jean-Pierre Vincent avait tendance à privilégier pour le personnage de Bertrand le schème interprétatif de la naïveté et de la crédulité, dont il postulait la vraisemblance dans diverses situations : le jeune Comte employait le nom de Fontibella parce qu’il croyait ce que Paroles lui avait dit à ce sujet, faisait confiance à son homme-lige malgré les mises en garde des Du Maine, n’acceptait sa mise à l’épreuve que parce qu’il était persuadé de sa bonne foi, et plus généralement, il était dit sincère puisque qu’il n’était supposé ni percevoir, ni comprendre que Paroles lui mentait... Ainsi édifié en discours, l’ensemble de ces indications présente une remarquable cohérence, et semble irréprochable sur le plan de la vraisemblance psychologique ; mais ce que l’argumentation de Jean-Pierre Vincent ne dit pas, et qu’on peut pourtant supposer être déterminant dans le choix d’une telle option interprétative, c’est « l’efficacité » d’une telle mise en scène. Maintenir le plus longtemps possible un personnage dans l’ignorance de sa propre situation, tandis que les spectateurs ont le loisir de connaître ce qu’il ne sait pas, c’est organiser à la scène un effet d’ironie dramatique dont la théâtralité sait exploiter les ressources d’effroi ou de plaisir ; c’est le ressort même de la tragédie, et c’est aussi, reversé dans une théâtralité plus légère, un ressort comique d’une efficacité redoutable.

On peut ainsi formuler l’hypothèse selon laquelle la sélection d’options parmi les scénarios psychologiques communs se ferait, consciemment ou inconsciemment, selon les critères esthétiques de l’efficacité à la scène ; ce qui n’est qu’une hypothèse relativement hasardeuse dans l’exemple que nous venons de voir, qui ne présente aucune argumentation en termes esthétiques, semble se consolider dans l’exemple qui suit, où c’est au contraire le raisonnement en termes de vraisemblance psychologique qui passe au second plan. Dans la scène IV, 2, que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder, Bertrand courtise Diana (Fontibella) sans savoir que celle-ci lui tend un piège fomenté par Hélène, son épouse légitime. La jeune Florentine a ainsi pour mission de se faire offrir la bague du Comte, qui servira plus tard de gage : en répétition, Laurent Sauvage cède sans hésiter ce précieux bijou à Myrto Procopiou, ce qui fait dire à Jean-Pierre Vincent :

‘S’il n’y a pas de parenthèse, de difficulté au moment de donner la bague, alors tu es dans un couloir et tu cours. Il n’y a plus de théâtralité. La théâtralité c’est un rallye corse. Il faut enrichir par des cassures.’

Ce qui se développe au travers de ces métaphores (« la course dans un couloir » vs « le rallye corse »), c’est une argumentation fondée sur des critères esthétiques : plutôt que de développer les arguments psychologiques, qui eussent pu fort bien faire l’affaire dans une telle situation - cette « difficulté » à donner la bague aurait pu être justifiée par la valeur symbolique et affective de l’objet aux yeux du jeune Comte, son remords, ses scrupules à trahir sa maison en cédant ce bijou de famille à une inconnue, etc. - Jean-Pierre Vincent met en avant la valeur théâtrale de l’hésitation, qui introduit une « cassure » dans le développement de l’action. Et son indication devient le prétexte à la formulation d’un axiome esthétique à valeur d’argument : « la théâtralité, c’est un rallye corse ». Il est intéressant de constater que la force persuasive de ce discours repose sur le travail de la métaphore : plutôt que de se livrer à un exposé descriptif et explicatif sur la théâtralité comme art de la cassure, le metteur en scène opte pour une formulation d’autant plus efficace qu’elle est à la fois synthétique et imagée ; empruntées à l’imaginaire sportif, de telles métaphores ont en outre l’intérêt d’éviter toute solennité magistrale, à laquelle un exposé d’esthétique eût pu facilement conduire. C’est là, nous y reviendrons, une stratégie de familiarisation très présente dans la parole de Jean-Pierre Vincent, stratégie qu’une analyse des formes de l’argumentation ne peut ignorer.

Un autre exemple nous permet de vérifier l’articulation entre une référence au vraisemblable (psychologique) et une référence au préférable (esthétique) dans le discours de mise en scène. Travaillant à la scène IV, 1, où, comme ils se l’étaient promis, les Du Maine font tomber Paroles dans une embuscade où il croit être entre les mains d’étrangers, les comédiens demandent à Jean-Pierre Vincent si le plan de ce piège a été préparé à l’avance dans le détail. Voici la réponse qui leur est faite :

‘C’est plus vivant pour le spectateur de le voir s’élaborer dans l’imagination des Du Maine. Il y a un amusement anticipé, c’est un amusement sordide : c’est des hyènes... Il y a une cruauté dévoratrice. La caste se réorganise. Mais c’est vrai que Paroles est dangereux pour Bertrand : il n’est pas fiable en cas de danger.’

Deux types d’argumentation s’entremêlent ici, étayant deux hypothèses sensiblement distinctes : d’une part l’hypothèse selon laquelle le plan n’a pas été prémédité hors scène, qui s’appuie sur un argument relevant de l’efficace esthétique - c’est « vivant » pour le spectateur de voir s’inventer un complot, de découvrir les Du Maine comme des « hyènes » adonnés à leur « cruauté dévoratrice » dans un « amusement sordide » ; on est là dans une référence au préférable en termes de théâtralité, la mise en scène s’attachant à élaborer une forme spectaculaire autour de l’amusement des personnages, censé sans doute trouver un écho dans l’amusement (tout aussi féroce) du public. Mais ces derniers arguments soutiennent aussi une autre hypothèse selon laquelle les Du Maine ont « réellement » des motifs de comploter contre Paroles, motifs liés à leur situation sociale (« la caste se réorganise » en excluant Paroles), issus d’un raisonnement juste lié au souci de leur sauvegarde (« Paroles est réellement dangereux, donc il faut l’exclure ») ; il s’agit alors d’une argumentation fondée sur le vraisemblable de la psychologie sociale. À la charnière entre ces deux types d’argumentation, le motif des « hyènes » joue comme une figure fédératrice du discours ; le modèle métaphorique, en synthétisant les sèmes de la cruauté dévoratrice, de l’amusement (le cri des hyènes ressemble à un rire), mais aussi de la nécessité (les animaux se dévorent pour survivre, comme les castes d’humains...), assure la jonction entre les deux plans de l’argumentation : s’identifier à ces hyènes, c’est pour les comédiens, s’en remettre à l’impact d’une image spectaculaire, et dans le même temps, fonder en « raison » leur comportement (la raison du plus fort, la loi de la survie). Avec ces hyènes il semblerait que l’on entre dans le domaine de ce que nous appelons, à la suite d’Eloi Recoing, les « visions » du discours de mise en scène, domaine où l’argumentation ne transite plus par les formes du raisonnement explicite, mais par celles de l’analogie et de la métaphore, raisonnements implicites.

Notes
495.

Ch. Perelman, L’Empire rhétorique, p.37.