1) Effets d'oralité : formes ou figures ?

C'est ici la première difficulté que nous aurons à affronter : le repérage et l'analyse traditionnels des figures, essentiellement élaborés à partir de corpus littéraires, peuvent-ils nous fournir des critères pertinents pour appréhender un corpus oral ? La deuxième difficulté réside dans l'évaluation de l'écart, et donc dans la définition de la « norme », sur laquelle s'accordent à peu à près actuellement les théoriciens de la rhétorique : certes, « il n'est pas prudent de prendre pour terme de référence ce qu'on appelle par commodité de langage “quotidien”, ou “familier” ou de “l'homme de la rue” » 555 - en cela on suit encore la position de Du Marsais ; mais il faut bien pourtant établir un langage de référence, par rapport à quoi les figures fonctionnent comme des écarts, des torsions, des déviances : puisque ce degré zéro de la rhétorique ne peut être recherché dans la « langue naturelle », il sera postulé, sous la forme d'un « modèle théorique de la communication » 556 . Et voici que la production des figures s'oppose à vocation communicationnelle du langage : les chercheurs du Groupe  sont très clairs sur ce point : « introduire la figure dans le discours, c'est renoncer à cette transparence du signe, [...] c'est renoncer à cette brave clarté des signes qui fonde le langage, c'est courir l'aventure d'un discours opaque, opaque dans la mesure où il se montre lui-même avant de montrer le monde » 557 . Cet accent mis sur l'opacité de la figure tient évidemment au champ d'investigation que se sont assigné ces rénovateurs de la rhétorique : leur objet, dans le fond, n'y est pas la figure en tant que telle, mais la figure considérée comme essence du phénomène poétique. Dans cette perspective, qui oppose de manière étanche usage esthétique et usage non esthétique (c’est-à-dire « utilitaire », « communicationnel » ou « scientifique ») du langage, les figures se confondent avec des « procédés spécifiques de la littérature » 558 , signalées, on s’en souvient, pour ce qu'elle « ne sont pas les meilleurs moyens pour assurer une communication rapide et sans équivoque du contenu du message, pour exprimer et communiquer des informations » 559 . N'y a-t-il pas quelque paradoxe dans cette manière de récuser la fonction communicationnelle de la figure, alors même qu'on a reconnu qu'elle se déployait abondamment dans le champ des communications orales spontanées ? Le groupe de recherche de Liège s’y confronte d'ailleurs bientôt, qui, pour clore des considérations sur un certain type de métataxe (le transfert syntaxique) aboutit à cette observation, contradictoire avec ses prémisses : « Peut-être plus qu'en poésie, c'est dans le langage oral le plus familier et le plus spontané qu’il serait intéressant d'observer ces faits de transfert syntaxique. On s'apercevrait qu’à défaut de trouver de façon immédiate le mot ou l'expression qui nous convient, il n'est pas rare que nous “ sautions ” brusquement d'une classe à l'autre pour nous munir du ou des substituts qui, sans souci de la cohérence grammaticale, véhiculeront grosso modo la signification. Cette fois, à la différence de certaines figures poétiques, la priorité est donnée à l'adéquation du signifié aux dépens du signifiant » 560 . Il n'est pas rare en effet que les communications orales spontanées présentent ces « figures », et tant d'autres, qui surgissent comme des substituts assurant la communication, au lieu de l'entraver : les auteurs de la rhétorique générale soulignent bien que c'est « l'adéquation au signifié » qui prime, et non l'exhibition de la forme du message, c'est donc bien l'intention communicationnelle qui détermine l'apparition de la figure. Mais peut-on encore parler de figure, puisque ces « écarts » sont monnaie courante dans la production orale des énoncés, qu'ils ne s'opposent ni à la langue naturelle, ni à un quelconque modèle théorique de la communication ? On est tenté finalement de parler des figures comme Ariane Mnouchkine parle des nuages dans le ciel : elle propose alors une analogie qui tente de cerner l’irréductibilité du jeu de l’acteur à une connaissance rationnelle: « Comprendre! Est-ce que tu comprends les nuages ? non... Tu comprends les nuages  ? Non, ben tu les vois, et tu les aimes ». Bien souvent, il faut en convenir, les figures se présentent à notre perception commune avec la même évidence, et la même irréductibilité, que ces insaisissables nuages dont parle la metteur en scène : bien qu’on ne sache guère définir leur essence et leur principe, on ne peut guère douter que quelque chose se présente qui touche singulièrement nos sens... Il nous faut pourtant tenter d’échapper à cette vue impressionniste, et tâcher de discerner, en produisant à chaque fois nos critères, ce qui dans notre corpus peut être versé au champ du figural.

On a déjà esquissé une approche de quelques effets d'oralité dans le tout premier chapitre de cette étude, consacré à une analyse interactionniste de la répétition de théâtre : on se souvient peut-être de ce que les formes de la répétition (au sens littéral), de l'auto-interruption, de l'inachèvement, que la rhétorique analyse comme des « figures » lorsqu'ils apparaissent dans un corpus littéraire, se déployaient abondamment dans la parole de mise en scène. De fait, ces phénomènes « d'écart » par rapport à la norme syntaxico-sémantique du discours écrit sont, de manière générale, extrêmement fréquents dans le contexte des communications orales spontanées, et jouent un rôle fonctionnel dans l'interaction. Nous avons pourtant à notre tour décidé de les aborder comme des figures, mais en nous référant à la conception développée par Lyotard du figural, qui ne l'oppose pas, comme les théoriciens de Liège, à la parole utilitaire, mais à la clôture de la signification. Plutôt que d'opposer poésie et communication, Lyotard reprend la distinction merleau-pontyenne entre « parole parlée » - « la ratio de la langue : l'ordre, la langue » où s'élabore la signification - et « parole parlante » - « le désordre du rêve, de la poésie, de la figure : le mouvement » qui tend vers la désignation.

Notes
555.

Groupe , Introduction à la Rhétorique Générale, Paris, Larousse, 1970, réed. Seuil, 1982, p. 17.

556.

Op.cit., p. 17.

557.

Ibid., p. 19.

558.

Ibid., p. 21.

559.

Ibid., p. 21.

560.

Ibid, pp. 81-82.