2) « Figure de rhétorique » ou espace figural ?

Le code de la langue est une trame formée d'écarts réglés, de structures oppositionnelles stables : la signification s'y fait « limpide, elle se marque par la présence immédiate du signifié, par la transparence du signifiant » 561 . Le mouvement du figural, lui, défait les intervalles, produit une « déformation qui impose à la disposition des unités linguistiques une autre forme » 562 , et dérange certes les significations ; mais cette perturbation dans le code n'y est, selon Lyotard, nullement contradictoire avec la vocation « communicationnelle » de l'énoncé : il est au contraire une puissance informative, par quoi « l'autre de la signification (peut) venir habiter le discours », « y produi(re) des anomalies et s'y rend(re) ainsi visible » 563 . L'autre de la signification, c'est le « montrer », le « faire voir », la « désignation » : car « lorsque la parole se fait chose ce n'est pas pour copier une chose visible mais pour rendre visible une « chose » invisible [...] : l'imaginaire dont elle parle, elle en prend la forme » 564 . On devine ici combien cette dynamique du figural, identifiée à une puissance ostensive qui permet de rendre visible une « chose » invisible, est d'un inestimable secours pour comprendre l'enjeu de la rhétorique du metteur en scène, dont le travail consiste essentiellement en un « faire voir ».

Lyotard fait ainsi basculer la figure du côté de la vision : plutôt que de parler d'opacité de la figure, il parle d'épaisseur et de distance - mais c'est la distance même de la perception visuelle, par opposition à la transparence et à l'immédiateté de la signification : c'est « l'épaisseur de la désignation, [...] cette distance qui fait que ce dont on parle, on l'a en vue, on a l’œil sur lui, on le regarde, et on cherche à l'approcher » 565 . La figure n'est certes pas transparente en termes de signification, mais son épaisseur même donne à voir l'objet qu'elle vise, cet horizon vers lequel elle tend : Lyotard n'emploie guère le terme de « communication », mais il ne laisse pas d'insister sur la délivrance de sens portée par la figure, qui permet de « défaire le code, sans pourtant défaire le message, mais au contraire en délivrant le sens, les réserves sémantiques latérales, que masque la parole charpentée » 566 . Tandis que le Groupe  insiste sur la perte en termes de qualité d'information de la figure (perte qui est en quelque sorte « rachetée » par le gain esthétique, et qui fonde le poétique), Lyotard n'a de cesse de révéler la capacité de la figure à informer la langue chaque fois que le simple usage du code échoue à signifier, à montrer en le rendant « sensible », « visible » ce que la parole parlée ne sait pas - et ne peut pas - dire. Ce que la figure perd en signification, elle le gagne en désignation : elle ne fait pas comprendre, elle fait voir, et son « opacité » est une salutaire « profondeur ». Attachée que nous sommes à la notion de « vision » dans la parole de mise en scène, on comprendra aisément que l'on se fie à la conception lyotardienne de la figure plutôt qu'à celle des théoriciens de Liège.

De la Rhétorique générale, pourtant, on retiendra le modèle de classement qui y est proposé, fort utile pour notre étude, mais en délaissant bon nombre de ses sous-classes. Le groupe  distingue notamment deux grandes classes de figures : la première, regroupant métaplasmes et métataxes, concerne les figures résultant d'une opération portant sur le plan de l'expression, tandis que la seconde, englobant métasémèmes et métalogismes, regroupe les figures résultant d'une opération portant sur le plan du contenu. Si cette deuxième catégorie peut être abondamment sollicitée pour observer les tropes récurrents dans la parole de mise en scène, la première pose davantage de problèmes : elle regroupe en effets les altérations susceptibles d'affecter la forme de l'expression, constituant un écart par rapport à une norme syntaxico-sémantique dont, on l'a déjà aperçu, l'oralité s'émancipe constamment : on ne reviendra pas ici sur les inachèvements, les répétitions, reformulations, rectifications, qui pour la rhétorique de l'écrit sont des métataxes, pour les linguistes interactionnistes des régulateurs fonctionnels de l’interaction, et que nous avons nous-mêmes analysés comme des figures révélant le travail de la pensée et de la relation dans la profération de l’énoncé. Nous les avons alors identifiées comme les marques d’un discours originel, qui s’invente et se découvre lui-même au moment où il se transmet, et doit, en travaillant le langage et en se laissant travailler par lui, tenir ensemble le théâtre de la pensée et celui de la relation. De telles considérations pourraient sans doute être reversées dans d’autres domaines d’investigation que l’interaction de répétition théâtrale, dans tous les contextes où se déploie une parole dont la vocation est simultanément heuristique et communicationnelle. Nous voudrions ici davantage nous concentrer sur les formes spécifiques du discours de mise en scène ; il ne s’agira nullement d’entreprendre un repérage exhaustif de toutes les figures avérées dans la parole de mise en scène (elles sont si nombreuses que l'entreprise, diluée dans d'innombrables occurrences liées à des effets d'oralité, ou de personnalité du locuteur, finirait par n'avoir aucun sens). Notre propos est sélectif, et cherche à cerner, parmi les figures fréquemment représentées dans notre corpus, celles qui nous paraissent constitutives de la rhétorique proprement théâtrale : on tâchera donc de recenser les moments où l'altération du plan de l'expression donne à voir sensiblement l’origine et l'horizon de la parole propre à la direction d’acteur, ce que nous identifions comme les lieux où affleurent, dans la langue, les enjeux de la théâtralité.

Notes
561.

Discours,Figure, p. 95.

562.

Op.cit., p. 61.

563.

Ibid., p. 72.

564.

Ibid., p. 69. C’est nous qui soulignons.

565.

Ibid., p. 95.

566.

Ibid., p. 55.