B. L'Elocutio du metteur en scene

1) Métaplasmes

« Le métaplasme est une opération qui altère [...] la forme de l'expression en tant qu'elle est manifestation phonique ou graphique » 567  : des altérations sur le plan de l'expression (phonique, dans notre cas, puisque notre corpus est oral), il s'en présente une multitude. Laissons de côté, comme nous nous sommes engagée à le faire, toutes les altérations « accidentelles » - le bégaiement en est un exemple, qui pour les rhétoriciens de l'écrit devient l'« hypocoristique », « créé par provignement » 568 (redoublement d'un phonème à l'initiale du mot)... on est parfois soulagé d'avoir pris le parti de négliger certaines formes, et partant, les termes qui servent à les désigner.

Il est une occurrence de métaplasme dans notre corpus où l'altération du mot, par adjonction d'un morphème, n'est nullement accidentelle, et nous semble pourvue d'enjeux rhétoriques remarquables. Parlant du personnage de Paroles, et de ses accès de verbiage, Jean-Pierre Vincent propose le terme de « parolite », qui synthétise fort heureusement l'analyse qu'il propose du personnage, selon laquelle « Paroles a un problème psychologique : il ne peut rien faire, il n'a que les mots. Et il y a une douleur dans cette pathologie » ; dans une autre séquence le metteur en scène dira que le personnage « surparle tout ». Dans ces deux cas de figure (précisément) l'opération est la même : l'adjonction d'un suffixe ou d'un préfixe permet d'obtenir un néologisme éloquent - on remarquera l'économie réalisée par de telles expressions, qui cristallisent en un seul mot ce qui réclame des syntagmes relativement développés pour pouvoir être explicité sans écart rhétorique. Mais le caractère économique de telles figures n'épuise pas, à notre sens, leur valeur rhétorique : il n'est pas indifférent que pour qualifier le type de « pathologie » qui travaille Paroles, personnage au statut particulier dans la diégèse, puisque, comme le bouffon, « il n'a pas d'histoire » et n'est pas identifiable en termes de vraisemblance psychologique, il faille inventer des mots. Un tel personnage échappe à la logique mimétique : si l'on peut lui supposer une psychologie, ce ne peut-être qu'une psychopathologie, et encore cette psychopathologie ne connaît-elle pas de modèle dans la réalité référentielle, et donc, pas de mot dans le code de la langue. Le néologisme permet donc à la fois de signaler le statut spécifique du personnage - hors du monde (vraisemblable), il sera qualifié par des termes hors-du-code - tout en offrant un outil langagier capable de l'introduire dans un discours : Paroles échappe à la langue, mais par la figure, on peut le rapatrier dans un énoncé, sans le réduire aux termes d'un code qui ne l'a pas prévu.

Il faudrait encore s'attarder sur cette chaîne poétique, qui du nom Paroles dérive « Parolite » et « surparler » : en amont des opérations d'affixation, la procédure à l'œuvre repose sur une annomination 569 , qui dans le nom propre « Paroles » entend et remotive le nom commun - « paroles » (il s'appelle Parolles, en Anglais), et le signifié qui lui est rattaché. La démarche n'a évidemment pas le même sens que lorsqu'elle concerne de « vrais » nom propres (« Racine est la racine du goût français » 570 ) : si la dérivation concernant les noms réels déjoue l'arbitraire du signe linguistique, postulant une relation nécessaire entre signifiant et signifié, dans le cas de l'onomastique poétique, l'arbitraire des noms propres est déjà en lui-même déjoué par le dramaturge qui l'a élaborée. En proposant différents modes d'anthroponymie dans la pièce, qui font se côtoyer vrais prénoms (Hélène et Bertrand) et noms propres manifestement construits sur la base de noms communs (Paroles, Lavache [ = le bouffon], Lefeu) 571 , Shakespeare programme le jeu figural auquel se livre Jean-Pierre Vincent, qui du coup ne « déjoue » aucun arbitraire, mais ne fait que jouer le jeu proposé par l'auteur. La relation logique de l'essence (que le nom propre désigne) à la manifestation (que le nom commun décrit), habituellement postulée par les figures de la dérivation, est ici renforcée par l'intention supposée de l'auteur ; la chaîne « Paroles » - (« paroles ») -  « parolite» - « surparler » établit ainsi une forme de logique du personnage, où l'harmonie des signifiants garantit celle des signifiés. Logique poétique, certes, mais qui n'en est pas moins salutaire pour éclairer et structurer un personnage que des investigations d'ordre purement psychologique ne parvenaient nullement à atteindre.

Notes
567.

Rhétorique générale, p.50.

568.

Termes en usage in Groupe Rhétorique générale, p. 56.

569.

Figure portant sur le nom propre, qui consiste, selon Mazaleyrat et Molinié, à "jouer sur la forme de son signifiant soit pour le mettre en relation avec un homonyme-nom commun, soit pour en tirer une dérivation". Cf. Vocabulaire de la stylistique, Paris, P.U.F., 1989.

570.

Exemple proposé par Mazaleyrat et Molinié dans le Vocabulaire de la stylistique.

571.

La version anglaise d'origine joue sur une transformation de noms communs français : Parolles, Lavatch et Lafew, suggérant l'atmosphère française dans laquelle est censée se dérouler la pièce.