a) Figures de l'échange

La première des figures que nous aimerions analyser ici apparaît avec une telle fréquence dans la parole de mise en scène qu'elle en perd pratiquement son statut d'écart, devenant pour ainsi dire la norme au point de n'être plus manifeste et de se dissoudre dans l'évidence : peut-être sautera-t-elle plus sûrement aux yeux (ça n'est qu'une image) si nous juxtaposons quelques extraits de répétitions prélevés un peu arbitrairement (il s'en présente à chaque page de nos annexes) dans différents corpus qui la présentent avec une égale constance :

  • Jean-Pierre Vincent, à Madeleine Marion (La Comtesse)   :
  • La Comtesse est une dame très tranquille, corporellement ; c'est pas une femme nerveuse : parfois tu craques, mais sinon tu as une grande force.
  • Jacques Lassalle, à Jeanne Balibar (Elvire dans le Dom Juan de Molière) :
  • Parce que si elle est trop protégée, vous voyez, si elle est trop nimbée, si vous avancez avec une petite- une petite cage autour de vous...
  • Patrice Chéreau, à Jérôme Huguet ( Richard III) :
  • Oui, c'est ça, j'veux dire, il a des souvenirs de sa naissance en plus, <Je m'souviens très bien, c'était à midi moins le quart et ils ont poussé un cri.... J'ai pas aimé la tête qu'elle a fait dès que je suis arrivé... J’l'ai vue que sur le tard, parce que je suis arrivé par les pieds, mais j'ai pas trop aimé... À peine sorti, une fois rapidement essuyé le placenta (mime la scène en passant sa main sur le visage) sa tête m'a déplu> Hein ? très calme, très concret, j'veux dire, tu as un souvenir.
  • Ariane Mnouchkine, à Hélène Cinque et Juliana Carneiro da Cunha (Damis et Dorine) :
  • Moi j’adore, ça, quand c’est ça, c’est-à-dire quand c’est- parce qu’à ce moment-là tu sais ce que je revois ? Je revois Dorine, quand elle lui apprenait à marcher... ou à danser les premiers pas, tu sais, ta ta ti ta ta. Mais si vous pouvez garder ça, comme ça, et au fond Damis, c’est son corps qui se laisse faire, parce qu’il a tellement l’habitude c’est devenu comme, enfin l’habitude, c’est un souvenir d’enfance, voilà. Ça c’est magnifique.
  • ... à Shahrokh Meskhin Galam et Juliana (Tartuffe) puis à Nirupama Nityanandan (Elmire) :
  • Voilà et là tu vois quand elle dit ça, quand il dit ça, le Tartuffe de Juliana, tu vois c’est “mais il éta-l-e en vous ses plus rares merveilles” on a l’impression d’entendre toutes les nuits tu vois ou il s’est retourné dans son lit, comme ça, en se disant “c’est trop, elle en a trop des beautés, elle en a trop, j’vais la tuer parce qu’elle en a trop” tu vois... C’qui était beau par contre (à Niru) c’est quand tu as failli partir et puis tu t’es rassise. Ça c’était beau tu vois, parce que effectivement on sent qu’elle sait pas quoi faire, quoi, et que c’est fascinant, et que c’est terrible et que ça fait peur et qu’en même temps on sait p- ça j’voudrais tellement le garder sans qu’à aucun moment on commence à me raconter qu’elle est amoureuse de Tartuffe, tu vois, ça m’énerve, ça.

Aidé par le titre de ce paragraphe, on aura compris que la figure que nous cherchons à mettre en évidence dans ces extraits est la syllepse (ou l'enallage) de personne : plusieurs pronoms personnels différents renvoient, sinon au même signifié, du moins à des signifiés qui tendent à se rejoindre et à se confondre grammaticalement, et l'énoncé passe sans difficulté de : « la Comtesse est tranquille » à « tu as une grande force » (J.-P. Vincent), de « elle est trop nimbée » à « vous avancez avec une petite cage » (Lassalle), de « il a des souvenirs » à « tu as un souvenir » (Chéreau), de « Dorine lui apprend à marcher, Damis se laisse faire » à « vous pouvez garder ça », de « elle dit ça » - la comédienne Juliana - à « il dit ça » - c’est-à-dire « Tartuffe dit ça » (Mnouchkine)... On laissera ici de côté le « je » sujet des propositions hypertextuelles, qui apparaît dans l'extrait de Chéreau, et qui vient encore offrir un nouveau pronom personnel pour la même fonction grammaticale. La définition proposée dans la Rhétorique générale nous contrarie quelque peu, qui analyse la syllepse comme un « manquement rhétorique aux règles d'accord entre morphèmes et syntagmes, qu'il s'agisse d'un accord de genre, de nombre, de personne, ou de temps » 573  : les exemples proposés tirent la syllepse vers la faute d'accord, qui trouble la concordance entre deux verbes ou l'accord d'un pronom susbtitut avec le nom qu'il représente. 574 Une telle analyse ne nous paraît pas rendre compte de ce qui se produit dans notre corpus, où des pronoms personnels distincts sont employés à valeur égale, semblent se substituer l'un à l'autre indifféremment, sans qu'il soit possible d'établir une norme au nom de laquelle l'un ou l'autre de ces pronoms devrait être privilégié. Nul secours du côté des propositions définitionnelles de Mazaleyrat et Molinié, qui expédient cette forme (la syllepse « grammaticale », pour laquelle ils ne donnent aucune définition), préférant ranger sous le nom générique de syllepse une variété de trope « telle qu'un signifiant a au moins deux signifiés, soit un tropique et un non-tropique, soit deux tropiques différents » 575 - en somme, pratiquement le contraire de ce que nous cherchons à qualifier, puisque dans notre cas, plusieurs signifiants semblent converger vers un même signifié. Dans certains cas la personne de l’interprète et celle du personnage font l’objet de prédications sensiblement distinctes : on peut ainsi observer que l’adresse à l’acteur véhicule des propositions plus concrètes, cernant nettement les modalités du jeu d’acteur en termes d’actions - « vous avancez avec une cage autour de vous » vs « elle est trop nimbée » (Lassalle), « tu as failli partir, tu t’es rassise » vs « elle sait pas quoi faire »  (Mnouchkine) ; mais dans d’autres cas les différentes personnes peuvent être sujets de propositions rigoureusement identiques : « il a des souvenirs » / « tu as un souvenir » (Chéreau), « elle [Juliana] dit ça » / « il [Tartuffe] dit ça » (Mnouchkine). Aussi est-ce plutôt du côté de l'enallage de personne, telle qu'elle est établie dans le Gradus des procédés littéraires 576 , que la figure en question nous paraît devoir être tirée : la définition proposée, moins normative (il s'agit de « l'échange d'un temps, d'un nombre ou d'une personne contre un autre temps, un autre nombre ou une autre personne ») insiste sur le fait qu'il « ne s'agit pas de fautes de morphologie ». La notion d'échange nous paraît en effet mieux rendre compte de l'opération à l'œuvre dans les exemples que nous avons relevés - et dans l'ensemble de notre corpus, où cette substitution de personnes a lieu de façon quasi-permanente ; se joue là une forme d'indifférenciation, dans le discours du metteur en scène, entre l'acteur et le personnage, indifférenciation qui n'est, pour le coup, pas indifférente. Cette opération fait « figure » dans le sens où elle révèle ce qui se joue à l'horizon et à l'origine de cette parole : à l'horizon, il s'agit bien de viser une forme d'identification de la personne de l'acteur avec celle du personnage, identification qui peut, dans certains cas, constituer un critère de réussite esthétique du spectacle ; mais à l'origine aussi, cette confusion se produit, puisque l'édification du personnage dans la parole de mise en scène s'inspire autant d'une idée que le metteur en scène se fait de ce personnage, que de ce qui émane de la personne du comédien. Jacques Lassalle illustre bien cette forme de confusion, lorsqu'il clôt une série de considérations sur Emmanuelle Riva (qu'il dirige alors dans La bonne mère, de Goldoni) sur cette question :

‘De qui suis-je en train de parler ? Du personnage ou de son interprète ? Jour après jour, dans le travail, cela devient tout un. 577

Il faut à notre avis entendre dans ce « jour après jour » un procès dialectique, où acteur et personnage s'informent réciproquement : ce n'est pas seulement la comédienne qui s'approche de plus en plus du personnage imaginaire tel qu'il a pu être esquissé par la parole de mise en scène, mais bien les contours mêmes de ce personnage, qui se définissent au fil des répétitions en fonction de ce que la comédienne « est », joue, et propose. Aussi y a-t-il bien échange de qualités dans ce va-et-vient, entre deux termes à égalité d'importance, dont aucun n'est premier ni prééminent - cet échange, la figure de l'enallage le montre, le joue et le manifeste dans la parole même du metteur en scène : le trope y est bien affleurement du monde de référence (origine et horizon de la parole) qui vient perturber le système codé de la langue, violer ses intervalles, nier la différence de personne (grammaticale) entre le « tu » de l'acteur et le « il » du personnage.

Notes
573.

Rhétorique générale, p. 78.

574.

Ainsi dans l'énoncé : "l'homme ordinaire, au nombre desquels je me range" (Grenier) ou dans celui-ci : "Il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffiront." (Fénelon)

575.

Profitons de ce détour pour donner, en exemple de cette syllepse "à un seul signifiant pour deux signifiés", cette indication de mise en scène de Patrice Chéreau au duo de comédiennes interprétant la reine Marguerite dans Richard III :

"Il faut le faire comme deux personnes qui n'ont pas le droit d'aller au centre du plateau, c'est interdit tu vois, alors tu fais peut-être le tour du lieu, elle rentre pas dans la scène, elle a pas l'intention d'en faire une tu vois, elle traîne, peut-être même qu'il faut traîner depuis beaucoup plus longtemps."

On a pris le soin d'indiquer en italique la syllepse au sens Mazaleyrat/Molinié, sans se priver de faire apparaître le contexte de cette figure, où joue justement cette autre syllepse de personne (« tu fais le tour/elle rentre pas » désigne le même signifié : le duo). Pour ce qui est de la syllepse en italique, on nous objectera qu'elle constitue un cas limite, puisque le signifiant /scène/ (dont les signifiés ici activés sont au sens propre : "le plateau", puis au sens dramatique : "scène théâtrale", puis au sens figuré : "faire une scène") n'est pas littéralement répété (condition de la syllepse) mais est tout de même repris par voie pronominale, ce qui le rapproche de l'antanaclase - où le signifiant est répété pour que soient activés ses différents signifiés. Par quoi l'on voit qu'à jongler avec les différentes terminologies, et les différentes taxinomies qui sont le sel de la rhétorique, l'on n'a pas fini de s'amuser.

576.

Bernard Dupriez, Gradus des procédés littéraires, Ed. Bourgois, coll. 10/18, 1984. Pour cette définition, Dupriez se réfère à Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, 1968, p.293.

577.

Jacques Lassalle, « Pauses IV », À propos de la Bonne Mère, de Goldoni, Revue du TNS n°18, décembre 1988, réed. in Pauses, p.72.