b) Figures d'amplification

Les figures qui nous intéressent ici relèvent du niveau macrostructural des énoncés, et nous amènent donc, pour illustrer notre propos, à produire des fragments de corpus d'un volume assez important : on retrouvera dans ces séquences quelques bribes déjà rencontrées ici ou là, cette fois serties de leur contexte énonciatif ; c'est aussi une manière de donner à voir, dans son ample et circonvolutoire développement, le cheminement de la parole de mise en scène, dont les prélèvements micro-chirurgicaux auxquels nous procédons le plus souvent ne rendent pas compte. Pour entamer cette exploration des formes de l'amplification, on peut puiser dans la séquence, déjà évoquée, où Antoine Vitez dirige les élèves du Conservatoire dans L'Ours de Tchekhov, restituée dans sa succession chronologique, mais avec tout de même quelques coupures, afin d'alléger notre « fragment » 578  :

‘Ce dont je suis sûr c’est que ça manque d’exaspération ; on voit l’exaspération mais ça manque d’une fatigue, je voudrais dire que... y a une fatigue enfin... immense, et je crois que c’est le moteur absolu de tout. Et la misogynie du type, elle doit être moins comique, c’est-à-dire enfin elle sera encore plus comique si elle est encore plus engagée, si elle est encore plus à bout de fatigue, à bout de nerfs, et je crois il y a une haine absolue, enfin je veux dire c’est un peu encore- ça manque un peu, ça me fait un peu penser à Kafka, ça me fait penser un petit peu au Château de Kafka c’est-à-dire que à la fin il est, euh, très fatigué, je pense que ça me fait penser à ça, c’est-à-dire il y a des désirs, des pulsions de meurtre tout le temps à cause de cette fatigue et dans toutes les pièces de Tchekhov les personnages sont effroyablement fatigués... Et je trouve que c’est un peu décomposé, c’est-à-dire que c’est montré, mais c’est montré d’une manière relativement ... calme. Je parle pour le type, parce que pour elle c’est différent, elle n’est-, elle est fatiguée mais elle est surtout montrée comme fatigante.
[...]
Enfin, je crois qu’il ne faut rien faire d’autre, ça pourrait être à peu près la même chose, alors je crois qu’il faut, il faudrait peut être augmenter les moments de fatigue. Alors il y a les provocations qui sont très très bien, de Bertrand. Je pense que la haine est pas assez montrée.
[...]
... Enfin l’essentiel c’est le dialogue de sourds toujours, c’est-à-dire ils ne se parlent pas non plus, c’est... pour la 21ème fois essayer d’expliquer quelque chose, je crois c’est ça qu’il faut montrer, une colère, je sais pas moi, l’idée du suicide perpétuellement, du meurtre, et en plus toutes sortes de phénomènes physiologiques qui sont tout le temps, enfin il y en pas tellement dans L’Ours, évidemment, mais dans toutes les autres pièces il y a toujours des personnages qui à cause de cette, à cause de ça le cœur bat, à cause de ça...
[...]
Au début il a mal, c’est ça oui, il a mal, parce que il arrive déjà dans un état en ayant, en étant fatigué, mais pas fatigué, parce qu’il a fait la route et tout, mais fatigué à l’idée de la conversation aussi, fatigué à l’idée de ce qu’il va pouvoir se passer, et l’idée du meurtre est tout le temps, l’idée du meurtre et du suicide mélangés, je pense que c’est pas assez montré...
[...]
L’officier, depuis le romantisme il y a l’officier brutal, on le retrouve dans toute la littérature russe quoi, mais moi je voudrais l’orienter plus comme une projection de soi-même, on peut recommencer, remonter un petit peu... c’est tout à fait comme dans Molière où il y a la projection du type lui-même avec son angoisse, et la fatigue, surtout, et la haine, c’est pas une haine pour rire...
[...]
Forcément, en jouant ça comme ça, aussi on joue d’autres choses plus universelles, mais prenons ça comme base, ce n’est pas simplement pour l’anecdote de la personnalité de Tchekhov. On peut recommencer, quelques moments, peut-être pas tout ?... Je pense qu’il faudrait des moments d’éblouissement, avec le désir de s’en aller, de fuir à tout prix, et si d’ailleurs on pourrait le mettre en scène, des moments où il fuit, et néanmoins il revient. Alors elle, elle est très fatiguée aussi, très exaspérée, mais-’

La démonstration est sans doute suffisamment probante sans qu'il soit besoin de multiplier davantage les citations ; notons tout de même que dans la suite de la séquence, Antoine Vitez continue de développer le thème de la fatigue exaspérée en proposant des indications plus pragmatiques, avec des propositions de « signes physiologiques » - profondes respirations, déglutitions pénibles, main aux sinus, cris, sueur - et de gestes exprimant sa conséquence psychologique (le désir de meurtre) - désir d'étranglement perceptible dans les mains... La reprise en d'innombrables occurrences du lexème « fatigue », sa dérivation sous forme de polyptote - « fatigué(s) », « fatigante », son amplification par des intensifs - « très très fatigué », « effroyablement fatigués », puis les variations synonymiques - l'« exaspération » apparaît bientôt comme un équivalent de la « fatigue », et encore sa déclinaison sous formes de symptômes psychologiques (« colère », « haine », pulsion de meurtre ou de suicide - à moins que la fatigue ne soit elle même qu’un symptôme de ces tendances refoulées ?) et physiologiques, eux-mêmes répétés et déclinés, tout fait signe du côté de l'expolition. Pour Mazaleyrat et Molinié, l'expolition est cette « figure d'amplification qui consiste à développer, dans un discours, la même information sous plusieurs formes lexico-syntaxiques différentes » 579 . En l'occurrence, cet extrait de Vitez tend vers la polyonymie, du fait de sa redondance lexicale : il s'agit essentiellement d'une reprise du lexème « fatigue » dans une multitude d'énoncés qui font légèrement varier son contexte. On a déjà esquissé une approche de la valeur pragmatique d'une telle figure ; elle peut être considérée comme un affleurement des procédures cognitives qui se déroulent simultanément à la profération de l’énoncé : la recherche de l’exactitude optimale de l’expression pousse le locuteur à multiplier, pour les corriger progressivement, les syntagmes susceptibles de rendre compte du signifié visé, ce qui donne lieu à de nombreuses épanorthoses 580 . Par ailleurs l'enjeu communicationnel de cette forme d’amplification est ici évident : la répétition incessante du léxème correspond à l'exhibition du noyau thématique du discours, et donc de l'enjeu dramatique de la scène. Si Dupriez, dans le Gradus, préfère parler de métabole plutôt que d'expolition, il semble que cette nuance terminologique ne corresponde pas à une différence structurelle ni pragmatique, puisque, conformément à la proposition de Fontanier, la métabole consiste pour lui à « accumuler plusieurs expressions synonymes pour peindre une même idée, une même chose avec plus de force » 581 . L'enjeu communicationnel de cette figure d'amplification est donc souligné, et la multiplication des expressions synonymiques identifiée à une recherche d'efficacité persuasive. Les auteurs de la Rhétorique générale, quant à eux, ne parlent pas de l'expolition, mais signalent parmi les métataxes les effets « d'accumulation » ou « d'énumération » qui permettent de « déplier le syntagme par multiplication des aspects ou des attributs de l'un de ses lexèmes » 582  : c'est alors une autre dimension pragmatique de la figure qui surgit, puisque l'accumulation se révèle « de nature bien souvent synecdochique ». Rappelons que la synecdoque est cette variété de métonymie qui procède à des substitutions fondées sur la relation de la partie au tout (et vice-versa) : on pourrait considérer qu'en passant de la « fatigue extrême»  à « la colère », la « haine », « l'exaspération », ou encore à la « pulsion de meurtre », « pulsion de suicide », et à tous les gestes symptômatiques, Vitez propose des synecdoques particularisantes (la fatigue étant un « tout » qui se déclinerait en plusieurs « parties »). En l'occurrence, il nous paraît plus juste de parler d'une variation simplement métonymique, la fatigue étant la cause, bientôt désignée par ses effets 583 . On commence à percevoir l'enjeu figural qui caractérise les effets d'expolition dans la parole de mise en scène : si elle ouvre sur des variations métonymiques, l'expolition permet de signifier une « cause » par la multiplication de ses « effets », de décliner un motif à travers une série de manifestations - or, c'est là le propre de la figuration théâtrale : si l’on en croit Jacques Lassalle, « le théâtre est métonymique : un peigne, un visage, un geste renouvelé des mains, la scène restitue toute une existence. Avec un détail, un signe infiniment fragmentaire, elle raconte le monde » 584 . Explorant les formes de la rhétorique dans la représentation théâtrale, Anne Ubersfeld indique aussi à propos de la gestualité des acteurs que « chacun de ces gestes est la métonymie par exemple d'un travail ou d'une situation passionnelle » 585  : la métonymie est à l'évidence au cœur du jeu d'acteur, dont le travail consiste, entre autres, à trouver pour les « causes » (nous dirions plus volontiers « motifs ») que le metteur en scène identifie (états, intentions) des « effets » susceptibles de les exprimer.

Cette conception du jeu de l’acteur est certes discutable : considérer que les éléments mimo-gestuels « main aux sinus » , « profonde respiration » , etc., sont des métonymies de la fatigue n’aurait aucun sens dans le domaine des interactions  authentiques  et des situations réelles, où ils peuvent n’être que des symptômes - c’est-à-dire les manifestations naturelles de l’état qu’ils révèlent ; mais dans le domaine de l’interaction fictionnelle du jeu scénique, où la fatigue n’est pas réelle et n’existe qu’en tant qu’elle doit être montrée, ils deviennent des signes intentionnels, sélectionnés par le metteur en scène et/ou le comédien pour leur capacité à exprimer le signifié « fatigue ». Reste une objection, majeure : la fatigue ne peut être montrée autrement que par une constellation de signes qui sont ses effets, elle n’a pas d’autre mode d’expression que « métonymique » ; là où la rhétorique linguistique a le choix, par exemple entre « ciguë »  et « mort »  (métonymie de l’effet pour la cause dans « boire la mort » 586 ) pour signifier le liquide mortel, la rhétorique scénique (le jeu d’acteur) n’a pas d’autre option que de montrer certains effets de la fatigue : dans la phénoménologie comportementale les « causes » ne sont accessibles qu’à travers leurs « effets » , et la fatigue n’est perceptible que par une série de manifestations consécutives d’une cause que l’on ne peut inférer que par elles. La nuance est essentielle, puisque la langue a le choix entre une expression non-tropique (ciguë) et une expression tropique (mort), tandis que le jeu d’acteur est  nécessairement  tropique (métonymique) - il ne l’est donc plus du tout, puisque la forme de son expression ne constitue pas un écart par rapport à une forme canonique attendue. Peut-on encore parler de rhétorique scénique, une fois cette observation faite ?

Il nous semble qu’il demeure tout de même dans le jeu d’acteur une marge de manœuvre, un champ de possibles où se font sinon des écarts, du moins des choix dans la forme d’expression : si l’on peut parler de rhétorique scénique, c’est dans cette sélection d’une forme d’expression plutôt qu’une autre - le jeu d’acteur sera métonymique, inévitablement, mais il appartient au metteur en scène et à l’acteur de déterminer quelle métonymie sera retenue pour exprimer le signifié visé. La suite de la séquence de répétition de L’Ours est à cet égard fort instructive : un des élèves de Vitez, réagissant aux propos du metteur en scène sur cette fatigue exaspérée, ses conséquences psychologiques et physiologiques, propose d’adjoindre une nouvelle manifestation physique (la main portée au cœur) liée à la peur d’être « infarcté » (sic) 587 . Cette proposition est rejetée par le metteur en scène, avec un commentaire qui en dénonce l’inadéquation : soit le geste ne vise qu’à la perception de la pulsation cardiaque, et, comme dit Vitez, « c’est pas tellement utile : je trouve beaucoup plus intéressant de regarder lui-même en douce son rythme, son pouls » (le metteur en scène accompagne cette indication d’un geste de la main au poignet), soit il renvoie à une « douleur au cœur », très significative dans l’œuvre de Tchekhov (Vitez cite le cas de Lioumov dans La demande en mariage), mais qu’il n’est pas pertinent d’introduire ici. On perçoit mieux à travers cet exemple combien la recherche des « métonymies » constitutives du jeu d’acteur peut se faire non seulement sélective, mais créative : refusant le geste de la main au cœur (relativement codé dans la rhétorique théâtrale, et très significatif dans l’œuvre de Tchekhov) et lui préférant le geste de la prise de pouls, qui paraît plus original, Vitez fait une proposition rhétorique singulière : à l’instar du poète il crée une figure, non pas en privilégiant un trope par rapport à une expression littérale, mais en proposant une métonymie inédite.

Ces considérations sur la figure métonymique nous font par trop anticiper sur des analyses réservées à des étapes ultérieures : nous reviendrons sur la métonymie comme trope dans la parole de mise en scène dans le cadre de l’étude des métasémèmes, et développerons la question des « signes » du jeu de l’acteur en fin de parcours (chapitre IV), avec des instruments sémiologiques plus adaptés que la terminologie stylistique. Pour l’heure nous voudrions revenir sur les figures qui nous intéressent ici, à savoir les formes de l’amplification métataxique dans la parole de mise en scène : en signalant que « l’accumulation est bien souvent de nature synecdochique », les auteurs de la Rhétorique générale nous introduisent à l’idée d’un glissement du discours vers le figural, comme s’il était animé de ce qu’on pourrait appeler un « tropisme tropique ». Ce phénomène est peut-être plus flagrant dans cette séquence de répétition de Dom Juan mis en scène par Jacques Lassalle : on a déjà rencontré ce fragment où il dirige Jeanne Balibar dans le rôle d'Elvire, tandis qu'elle entreprend, in extremis, de « sauver l'âme » de Dom Juan (acte IV, scène 6) :

‘Il y a quelque chose de fragile encore, il y a quelque chose qui n’est pas assuré, il y a quelque chose qui affirme d’autant plus qu’on est moins sûr, enfin - Parce que si elle est trop protégée, vous voyez, si elle est trop nimbée, si vous avancez avec une petite- une petite cage autour de vous... Elle est terriblement vulnérable, elle est terriblement démunie, mais elle ne le sait pas. Elle est en même temps très forte et très protégée parce qu’elle croit l’être. Elle lui dit- voilà- elle peut lui dire des choses ab- enfin une déclaration extraordinaire, puisque euh, el- puisque ce n’est pas, c’est une âme qu’elle sauve. Ce n’est pas- ce n’est pas un homme qu’elle sauve, ce n’est pas un homme à qui elle dit “je vous aime”, c’est à une âme. Alors c’est singulièrement mêlé tout ça. Vous voyez ? Ce qui est beau, comme tout- comme tout- comme tout le langage mystique du XVIIème, c’est que, justement, c’est d’autant plus charnel... qu’on est dans le spirituel, voilà. On peut atteindre à une brûlure, à une sensualité formidable(s), dans l’impunité absolue... D’ailleurs regardez la peinture religieuse, les extases, enfin- Le corps est tout entier engagé, brûlé, dévoré, raviné, décimé... Mais il ne le sait pas puisque... c’est l’amour divin. Je vous assure. Alors qu’évidemment si on part d’une espèce de sublimation initiale euh- vous voyez ? C’est pour ça que je vous invite à cette- ... On va y arriver très bien, Jeanne.’

Ce fragment présente une multitudes de procédures figurales sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir ; dans un premier temps, il nous paraît intéressant de relever un certain nombre d'occurrences qui font signe du côté de l'amplification : en passant du syntagme « quelque chose de fragile » au syntagme « quelque chose qui n'est pas assuré », puis « quelque chose qui affirme d'autant plus qu'on est moins sûr », Lassalle procède bien à une multiplication des expressions susceptibles d’exprimer le signifié visé : plutôt que de proposer une particularisation métonymique, le metteur en scène élargit ici son indication vers la généralisation quasi proverbiale (on peut reconstituer dans le dernier syntagme l’adage « on affirme d’autant plus qu’on est moins sûr », amorcé par le pronom impersonnel « on »  et le présent de généralité). Il s’agit là d’une forme d’argumentation fondée sur le vraisemblable psychologique. D’autres cas d’expolition dans cette séquence méritent qu’on s’y attarde : si le passage de « elle est terriblement vulnérable » à « elle est terriblement démunie » ne repose guère que sur une substitution quasi synonymique, la multiplication des expressions nous paraît davantage mue par ce tropisme tropique que nous évoquions précédemment dans les chaînes syntagmatiques suivantes :

Dans ces deux cas d’expolition, l’amplification conduit à glisser vers le figural, puisqu’aux expressions propres se substituent à chaque fois des expressions à caractère métaphorique, que nous rangerons, à la suite des auteurs de la Rhétorique générale, dans le champ des métasémèmes.

Notes
578.

C’est nous qui soulignons.

579.

Mazaleyrat et Molinié, Vocabulaire de la stylistique, article "Expolition", p.143.

580.

Pour le Gradus, qui se réfère ici à Fontanier, l’épanorthose est cette figure d’auto-correction qui consiste à « revenir sur ce qu’on dit, ou pour le renforcer, ou pour le radoucir, ou même pour le rétracter tout à fait ». C’est ce qui se produit dans l’énoncé de Vitez : « ça manque d’exaspération; on voit l’exaspération mais ça manque d’une fatigue » ou dans cet autre : « Et la misogynie du type, elle doit être moins comique, c’est-à-dire enfin elle sera encore plus comique si elle est encore plus engagée, si elle est encore plus à bout de fatigue, à bout de nerfs ». Ilest à noter que pour Morier (Dictionnaire de poétique et de rhétorique) l’épanorthose est synonyme de l’expolition.

581.

Pierre Fontanier, Les Figures du discours, réed. Paris, Flammarion, 1968, p. 332. C’est nous qui soulignons.

582.

Rhétorique générale, p.77.

583.

Le Gradus classe en effet les figures qui expriment l’effet pour signifier la cause parmi les métonymies.

584.

Jacques Lassalle: « Le théâtre ne fait l’économie de rien », entretien avec Josette Feral, in Mise en scène et jeu de l’acteur, tome I : « L’Espace du texte »; Lansman, 1197, p. 164.

585.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 31.

586.

Exemple cité dans le Gradus, article « métonymie », p. 290.

587.

Il s’agit, à en juger par son accent fort prononcé, d’un élève étranger. On ne s’attardera donc pas sur la figure métaplasmique qu’il produit sans le savoir, obtenue par changement de classe.