a) Métasémèmes portant sur le jeu d’acteur

C’est dans cette première catégorie que l’on pourrait classer la désormais célèbre indication collective que Grüber avait adressée aux comédiens de Bérénice : « Ayez le cœur chaud et la bouche froide ». La proposition antithétique (le chaud vs le froid, métaphores de l’engagement et du non-engagement affectif), qui repose en fait sur deux métonymies (le cœur pour le sujet affectif, la bouche pour le sujet parlant) devait être comprise comme une invitation à dissocier le sentiment et la parole, cette dernière étant proférée « à froid », sans pathos, indépendamment des affects, maintenus quant à eux à un haut degré d’intensité dans le for intérieur du personnage. On devine que cette indication apparemment concrète, qui mobilise des qualités sensibles élémentaires (le chaud et le froid) est en réalité fort difficile à exécuter puisqu’elle suppose que l’acteur dissocie la substance de son expression - l’intensité affective ne doit plus emprunter le vecteur des qualités intonatives, qui en sont la substance d’expression favorite, et doit parvenir à exprimer autrement cette « chaleur » localisée dans un « cœur » dont on conçoit mal comment il peut s’extérioriser sans affecter l'émission de la parole. La difficulté était en réalité résolue par une dissociation temporelle, ainsi que le laisse comprendre Ludmila Mikaël dans le souvenir de son travail avec Grüber qu’on a déjà évoqué : « Il y avait violence, déchirure, sanglot ; et après on disait. C’était comme une distance ».

À cet exemple canonique peut être associée cette autre fameuse indication de Jouvet : « que la réplique coule comme une rivière » 592 , dans laquelle l’opération de concrétisation permise par la métaphore est plus sensible : il nous semble en effet que la vocation des métasémèmes portant sur la relation de l’acteur à son texte est essentiellement de transposer dans un espace concret les modalités de cette relation : ici c’est la liquidité (la réplique doit « couler ») qui est mise en avant pour suggérer une continuité dans la profération du texte, continuité que d’autres métaphores peuvent exprimer. Ainsi rencontre-t-on chez Chéreau des propositions allant dans le même sens, lorsque dirigeant Pascal Greggory dans Dans la solitude des champs de coton il l’invite à « ne pas couper le fil » :

‘Tu clos la pensée, comme si tu disais : <voilà, j’ai défini>. Non, garde l’écho de-, l’horreur de la pensée, faut que tu en gardes l’écho en toi, il y a pas d’apaisement après avoir dit ça, c’est le contraire [...] Tu vois, ça continue, sinon tu coupes le fil.’

On pourrait voir dans cet énoncé un de ces cas d’expolition que nous avons caractérisés précédemment : « ne pas clore la pensée », « garder l’écho en soi », « ne pas couper le fil » sont autant d’expressions synonymes pour traduire une seule et même idée, celle d’une continuité. La progression vers le figural y est peut-être moins sensible que dans les énoncés de Lassalle que nous avons cités en exemple, dans la mesure où la figure travaille ici chaque syntagme, mais avec un faible degré d’écart : pensée, état, et texte y font conjointement l’objet d’une concrétisation à travers des expressions que la langue admet et codifie ; le verbe « clore » est communément admis pour désigner l’achèvement d’une forme verbale (« clore un débat, un discours »), l’idée que cette forme puisse avoir un écho n’est presque pas métaphorique (toute émission sonore peut en être affectée), et le fil de la pensée qu’il ne faut pas couper est déjà fortement lexicalisé dans des expressions comme « perdre le fil des idées ». Si chaque figure, prise isolément, est assez peu spectaculaire, l’intérêt de cet énoncé nous paraît résider dans sa tendance profonde à tirer le texte (ou la pensée du texte) vers une matérialité sensible : une eau qui coule (chez Jouvet), un fil qu’on déroule, dans l’un et l’autre cas le texte se fait matière, engageant le comédien dans une relation physique avec lui. Il peut se faire espace aussi, fait de « paliers » et de « zones » : le même Chéreau interprète ainsi un changement thématique dans le texte dans les termes d’une spatialité concrète : « C’est le client qui relance les choses, qui passe à un palier supérieur, et rentre dans une autre zone ». Si le texte est un espace structuré par des paliers, si les thèmes y sont des zones, alors on ne s’étonnera pas de ce qu’on puisse s’y déplacer, y « bifurquer » et y « tourner » :

‘À partir du moment où j’arrive à faire bifurquer dans la 4, le sujet sur le- sur le désir inavoué du client, qui est exalté par le refus, je tourne autour de ce désir, et il oublie son désir dans le plaisir qu’il a d’humilier le vendeur, parce que donc je tourne depuis très longtemps sur l’idée qu’il y a un désir, et ce qu’il faut faire grandir dans la- dans la réplique, à partir de “vous, vous ne risquez rien”, c’est le- c’est le profond sentiment de culpabilité.’

On commence à apercevoir ici combien le champ métaphorique permettant d’exprimer de manière concrète la relation de l’acteur au texte est à la fois très vaste et très anecdotique : vaste, parce qu’il n’y a guère de moyens de parler de cette relation autrement qu’en termes métaphoriques, et anecdotique, conséquemment, parce que ces métaphores (l’idée que le texte est une matière, un espace) sont finalement très courantes, et donc l’écart peu sensible. Dans certains cas limites, la présence d’un trope est purement indécidable : « faire grandir un sentiment » (comme si le sentiment était une forme physique susceptible de transformation) est une expression dont il est impossible de déclarer si elle est ou non tropique, puisqu’on est en peine de reconstituer un hypothétique degré zéro de l’expression, où la même idée pourrait être signifiée sans avoir recours à un trope. Le jeu d’acteur semble avoir ceci de particulier qu’il ne paraît pratiquement pas accessible, au niveau discursif, autrement qu’en termes métaphoriques : si l’on sort du seul champ d’étude de la relation au texte, pour s’intéresser à la direction d’acteur en général, on rencontre des expressions telles que : « Tu t’appuies sur ce regard ». Nous savons bien qu’un regard n’est pas un  solide sur lequel on puisse s’appuyer, mais nous ne savons pas d’expression non métaphorique susceptible de signifier la même indication ; de même, lorsque Chéreau demande à Pascal Gréggory, à propos d’un état qu’il commence à trouver « tu vois dans quel chemin il faut aller ? », ou qu’il lui dit qu’à tel moment du texte il faut « faire une plongée », nous sommes bien dans le champ métaphorique : il n’y a aucun chemin réel sur la scène des répétitions, pas plus que de liquide dans lequel le comédien pourrait « plonger ».

Ces images ont pourtant un pouvoir communicationnel évident : le message y apparaît avec beaucoup plus de clarté, à notre avis, que lorsque le metteur en scène entreprend de fournir des indications non tropiques. Bien souvent, d’ailleurs, de telles métaphores apparaissent à la suite d’une série d’indications formelles et/ou psychologiques, et jouent bien moins comme facteur d’opacité du discours que comme seuil d’émergence de l’idée : la métaphore semble constituer le moment où les indications éparses se rassemblent dans le maelström de la figure, prenant sens et forme dans le même mouvement, et atteignant ainsi leur maximum d’efficacité persuasive. On s’en convaincra en observant la lente maturation de l’expression « faire une plongée », dans la séquence où elle finit par advenir : ainsi pourra-t-on reconstituer l’ensemble des effets visés par cette forme tropique. Greggory travaille ici sur une réplique-clef du Client, moment d’aveu où le masque tombe : « Mais j’attendais de vous et le goût de désirer, et l’idée d’un désir, l’objet, le prix et la satisfaction » dit-il au Dealer après une bonne heure de dénégation. Voici les indications que Chéreau lui adresse pour l’accompagner dans ce moment fatidique, évidemment érotique eu égard à la nature de la réplique, et aux choix de mise en scène adoptés  pour cette version :

  • Pascal Greggory   : (d une voix blanche, faiblement) “Mais j’attendais d’vous et le g-”
  • Patrice Chéreau : ‘tention, ‘tention, ‘tention
  • Pascal Greggory : “et j’attendais d’vous”
  • Patrice Chéreau : Ose dire, regarde pas trop, ferme les y- tu vois ?
  • Pascal Greggory : (fermant les yeux un instant)“et le goût de désirer-”
  • Patrice Chéreau : Non faut qu’ce soit plus franc que ça, plus impudique que ça.
  • Pascal Greggory : “et j’attendais de vous-”
  • Patrice Chéreau : De même, le fait qu’il y ait le “et” au début veut dire que tu sais qu’il va y en avoir une autre.
  • Pascal Greggory : “et le goût-”
  • Patrice Chéreau : (voix)
  • Pascal Greggory : “et le goût de désirer... et l’idée d’un désir...”
  • Patrice Chéreau : (voix très douce) Continue...
  • Pascal Greggory : “l’objet...”
  • Patrice Chéreau : (très doux)Continue...
  • Pascal Greggory : “le prix...”
  • Patrice Chéreau : (très doux)Continue...
  • Pascal Greggory : “et la satisfaction.”
  • Patrice Chéreau : Voilà...
  • Pascal Greggory : Oui
  • Patrice Chéreau : Tu vois...
  • Pascal Greggory : Oui
  • Patrice Chéreau :... dans quel chemin il faut- il faut aller ?
  • Pascal Greggory : Oui oui oui.
  • Patrice Chéreau : Alors ça par exemple ça pourrait être une bonne réplique pour pour te forcer à pas faire de gestes...
  • Pascal Greggory : oui oui oui
  • Patrice Chéreau : ..et à pas trop bouger ni avec la tête ni avec les mains, par exemple
  • Pascal Greggory : Oui oui ça oui ça oui
  • Patrice Chéreau : Tu vois ?
  • Pascal Greggory : Je sais mais pour l’instant c’est-
  • Patrice Chéreau : Oui oui ! Tu vois c’t’à dire qu’il faudrait aller- là il faut faire une plongée j’pense...

Les indications du metteur en scène peuvent s’analyser comme suit : d’un côté les indications plutôt formelles - « ne pas trop regarder (le partenaire) », « fermer les yeux », « continuer (proférer le texte sans trop de pauses) », « ne pas trop bouger » ; de l’autre côté les indications plutôt psychologiques : « oser dire » ; « être plus franc » ; « être plus impudique » ; « savoir qu’il va y avoir une suite (une énumération) ». Le motif métaphorique « faire une plongée » nous paraît alors être une remarquable synthèse de ces indications formelles et psychologiques ; il condense le sème d’un élan continu (le nageur ou le plongeur, une fois l’élan pris pour s’immerger, ne peuvent plus guère reculer ou interrompre leur mouvement, de même que le Client ne « peut pas » interrompre son énumération), celui d’une appréhension vaincue par l’audace (on « ne regarde pas trop », on « ferme les yeux » mais l’on « ose » sauter ou dire, et du coup, être « franc» et « impudique »), à quoi il faudrait encore ajouter le sème de l’immersion dans une profondeur (aquatique, pour le plongeur, intime pour celui qui passe aux aveux, s’enfonçant dans ses propres ténèbres pour en témoigner...). L’expression « faire une plongée », acmé figural de cette séquence, présente d’évidentes qualités de synthèse, puisqu’il tient ensemble les sèmes qu’on a énumérés, et que le metteur en scène a lui même évoqués isolément, et véhicule simultanément des motifs physiques (fermer les yeux, prendre une seule respiration) et psychiques (appréhension, audace) qui se justifient les uns les autres. Dans le même mouvement figural, le metteur en scène transmet une forme et un sens, se motivant réciproquement : les indications qui l’ont précédé n’y sont plus des exigences arbitraires, isolées, puisqu’elles se rejoignent dans une seule figure... De cette figure on ne peut décidément pas admettre, quoi qu’en disent les auteurs de la Rhétorique générale, qu’elle « n’est pas le meilleur moyen pour communiquer une information ».

Mais cette plongée-là nous fait approcher le rivage du personnage, ou nous tenir, pourrait-on dire, entre deux eaux (entre la caractérisation du jeu d’acteur et la qualification de l’état du personnage) : certes le « texte » s’y fait un peu matière (il est ce dans quoi l’acteur se lance pour faire cette plongée) mais c’est ici aussi le Client qui est décrit comme faisant une plongée dans sa propre intériorité, et cette audace qu’il faut pour s’immerger ainsi est celle du personnage autant que celle de l’acteur. On retrouve ici le phénomène de confusion entre l’un et l'autre pôle de la parole de mise en scène, où la plupart des énoncés semblent animés par une double tension, tenant ensemble l’acteur et le personnage. Cette bi-polarisation est plus sensible encore dans l’énoncé métaphorique proposé par Lassalle, puisqu’on y observe cette énallage de personne que nous avons déjà étudiée dans le cadre des métataxes : on y passe de « si elle est trop protégée » à « si elle est trop nimbée » puis à « si vous marchez avec une petite cage autour de vous ». Ce qui nous fait ranger ce trope parmi les métasémèmes portant sur le jeu d’acteur est le fait que l’opération transformative joue sur le syntagme verbal (« être nimbée », « marcher avec une cage autour de soi ») polarisant le discours vers la description d’un faire dont l’acteur peut s’emparer. À ce titre, cet énoncé semble trouver naturellement sa place dans un ensemble où figurent aussi « avoir le cœur chaud et [parler] la bouche froide », « (ne pas) couper le fil », « s’appuyer sur un regard », « [faire que] la réplique coule comme une rivière », « faire une plongée »,  etc. On objectera que « être nimbée » et « avoir le cœur chaud » ne sont pas des modalités du faire, mais des modalités de l’être ou de l’avoir, qui décrivent un état plus qu’un action. Mais nous verrons ensuite que les tropes portant sur l’état du personnage plus que sur le jeu d’acteur se caractérisent plus nettement par une transformation dans le syntagme nominal.

La nimbe convoquée par Lassalle pour diriger Jeanne Balibar nous permet d’insister sur la valeur argumentative et informative de la figure : en passant de l’adjectif « protégée » à l’adjectif « nimbée », il glisse d’un usage du sens propre des mots à celui de leur sens figuré ; empruntée au lexique iconographique, la nimbe - qui désigne l’auréole, le halo (de lumière) autour d’un objet - permet d’abord de proposer une représentation concrète (au sens où est concret ce qui est visible : le halo) d’une donnée abstraite (le sentiment de protection) ; mais l’analogie est ici particulièrement créative, puisqu’elle se fonde sur la découverte inattendue du sème de la protection dans un léxème qui ne le présente pas traditionnellement. La nimbe désigne une auréole de lumière, élément immatériel qui ne dénote pas la protection, sauf par le biais d’une analyse symbolique, qui verrait dans le cercle une figure de la protection, et dans l’auréole des saints un rempart contre la tentation et le péché. Ce qui est intéressant dans cette analogie, c’est qu’elle permet la synthèse du sème de la protection et de celui de la sainteté (la nimbe auréole originellement les Saints et les anges), sèmes qui doivent être activés dans l’imaginaire de la comédienne : la métaphore permet donc non seulement de donner une représentation concrète à un sentiment abstrait, mais encore de l’enrichir par des sèmes qu’il ne contenait pas forcément. La métaphore qui suit immédiatement (“si vous avancez avec une petite cage...”) est plus concrète et plus immédiate (la cage est plus protectrice que la nimbe), mais introduit également, si l’on veut, un autre sème (enfermement, aliénation).

Dans tous ces cas de figure (la plongée, la nimbe, la cage...), la métaphore présente des vertus concrétisantes manifestes (matérialité de la cage et de l’élément où l’on se plonge, visibilité de la nimbe), et une remarquable qualité de synthèse de sèmes qui, sans elle, doivent faire l’objet d’une énumération éparse : elle est, conformément à l’hypothèse de Charbonnel, une invitation-incitation à « faire comme elle » ou, disons, à « faire comme elle dit » : elle engage l’acteur, à son tour, à concrétiser, rendre visible, et synthétiser (dans son jeu) des sèmes distincts - ainsi Pascal Greggory devra-t-il imiter la métaphore de Chéreau, tenant ensemble, dans son jeu, l’appréhension, l’audace et le sentiment d’irréversibilité, de même que certaines caractéristiques physiques de l’acte du plongeur (fermer les yeux, prendre une respiration), au moment où il passe aux aveux. Jeanne Balibar aura à faire un parcours plus complexe puisque la métaphore du metteur en scène est un contre-modèle : elle est « trop » nimbée, et son jeu doit justement éviter d’adjoindre au sème de la sainteté celui d’une protection manifeste, trop consciente d’elle-même. Il n’est pas dans notre habitude de juger de la pertinence et de l’efficacité d’une indication de mise en scène ; il nous faut bien reconnaître qu’ici, exceptionnellement, nous sommes tentée de le faire : la suite de la séquence où Jacques Lassalle dirige Jeanne Balibar ne montre aucune évolution dans le jeu de la comédienne, qui manifestement ne reçoit pas le message que le metteur en scène tente de lui faire passer. Il semblerait que le développement de la métaphore, alors qu’elle n’est qu’un contre-modèle dans le propos de Lassalle, induise une confusion chez la comédienne. Peut-être faut-il y voir la preuve a contrario de l’hypothèse de Charbonnel : si la métaphore, dans le régime praxéologique qui règne au sein de l’interaction de répétition, est perçue comme invitation à faire comme elle dit, il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que sa convocation comme contre-modèle (invitation à ne pas faire comme elle dit) ait tendance à brouiller quelque peu les pistes, et que Jeanne Balibar ne sache plus guère à quel saint se vouer dans cette séquence...

Notes
592.

Les indications poétiques de Grüber (« le cœur chaud et la bouche froide ») et de Jouvet (« que la réplique coule comme une rivière ») sont notamment rapportées par Georges Banu, au cours de son entretien avec Luc Bondy, in La Fête de l’instant, p. 82.