c) Métasémèmes de situation

Le personnage est à l’évidence l’objet des métasémèmes les plus fréquents : parce qu’il est l’horizon vers lequel tend l’essentiel de la parole de mise en scène, qui aspire à le faire naître peu à peu à la scène, il est le lieu du discours le plus volontiers affecté par des tropes - il est cette zone de turbulences où le code de la langue subit toutes sortes de perturbations, comme autant de stigmates du désir de le voir prendre forme. Mais dans la mesure où l’intelligence du personnage est aussi celle de la situation dans laquelle il se trouve, les tropes permettant de figurer la situation doivent également retenir toute notre attention : Jacques Lassalle va même jusqu’à dire que « la seule vraie question dans le travail d’acteur sera celle-là : la totalité, la perception la plus complète, la plus générale qui soit de tout ce qui arrive sur le plateau, et en même temps, sa vitesse de réponse et la richesse, la pluralité de cette réponse » 604 . En somme les états et les affects des personnages, qu’on a jusque là observés à travers les tropes qui les exprimaient, peuvent être tenus pour des « réponses » à des « situations » (« tout ce qui arrive sur le plateau »), situations pour lesquelles le metteur en scène a donc tout intérêt à rechercher les formulations (les figurations) les plus justes, susceptibles d’orienter efficacement la production des réponses. Ces figurations par le langage, il semble que le metteur en scène ait tout à gagner à les tirer le plus possible vers le « concret » : si l’on en croit Jacques Nichet, pour qui le travail de la situation l’emporte aussi sur le travail du personnage, cette « concrétude » des indications relatives à la situation est un principe constant :

‘Je n’enferme pas les acteurs dans la psychologie. J’essaie de revenir aux situations concrètes que propose l’auteur, revenir au concret non pas pour s’enfermer dans la reproduction naturaliste de la situation, mais pour l’exalter au point qu’elle devienne du rêve. 605

Le programme figural de la parole de mise en scène est ici clairement posé : le concret de la situation n’y sera pas « reproduction naturaliste » mais exaltation jusqu’au rêve. On se doute que l’hyperbole et la métaphore de concrétisation joueront un rôle décisif dans ce tropisme tendant vers une matérialité onirique.

On retrouvera donc ici tous les tropes tendant vers une concrétisation des enjeux abstraits d’une scène, voire d’un acte tout entier : la matérialisation est sensible dans des expressions telles que « quelque chose se casse dans la maisonnée » pour qualifier la situation où l’Intendant se doit d’annoncer à la Comtesse l’amour d’Hélène pour Bertrand. La « cassure », désignant au sens propre un phénomène concret, semble être une métaphore récurrente dans la parole de mise en scène, pour désigner en fait les péripéties : on a rencontré déjà son analogue physiologique dans les propos de Jean-Pierre Vincent (qui évoquait la « fracture » que constituait l’entrée de Paroles dans la scène finale), on la retrouve aussi dans la bouche de Patrice Chéreau, à propos de Richard III : « et brusquement il y a un dérapage, quelque chose qui s’est cassé » et dans les propos de Jean-Pierre Vincent, la « cassure » peut même être édifiée en principe constitutif de la théâtralité (puisque la théâtralité est pour lui « un rallye corse : il faut enrichir par des cassures »). Si ce type de comparant reste relativement abstrait (toujours associé à un « quelque chose » assez vague), et produit des écarts peu sensibles, d’autres comparants, prélevés dans le monde des phénomènes physiques naturels, paraissent avoir un pouvoir imageant plus spectaculaire : et ce sont les tempêtes, tremblements de terre, et autres orages qui font leur entrée par voie de métaphore dans la parole de mise en scène : Bertrand, choisi par Hélène pour être son époux « met du temps comprendre que c'est un tremblement de terre »; le Roi qui se fâche, « c’est le retour des nuages, l'imprévisibilité du pouvoir » ; « tu règnes sur les humeurs du monde » précise le metteur en scène à Bernard Freyd, en une hyperbole qui ne nous surprendra pas. « Il faut qu'on sente qu'il y a de l'orage dans l'air » prévient-il encore lorsque l’Intendant s’avance pour annoncer à la Comtesse l’amour d’Hélène pour Bertrand, et l’annonciateur du désastre doit « chercher à prévenir la tempête qui se prépare ». Avec les variations météorologiques, les variations thermiques permettent de qualifier de façon sensible les atmosphères (mais ceci est encore une métaphore) propres à une scène ou à un acte : c’est ainsi tout le quatrième acte de Tout est bien qui finit bien, composé de scènes « plus graves, plus tendues » qui doit être joué dans une « fragilité brûlante » : si cette chaleur tient de la fébrilité morbide, c’est parce que « l’introspection mystique en action contamine tout le quatrième acte » et qu’« il faut qu’on sente le courant d’air froid de la damnation possible ». Le récit se voit ainsi confondu avec un organisme vivant, « contaminé » par un thème, agité par une fièvre, sensible aux courants d’air froid - il peut alors avoir même des odeurs (« cette scène ne peut fonctionner que si elle pue » dit Jean-Pierre Vincent à propos de IV, 3), ou bien étendu en cosmos, où les péripéties sont des tempêtes, des orages ou des tremblements de terre. Toutes ces métaphores empruntées au monde physique ou organique pour figurer des ambiances ou des péripéties sont finalement relativement communes, banalisées dans la langue (la substitution « atmosphère » pour « ambiance » est parfaitement lexicalisée), de même que les métaphores du chaud et du froid pour qualifier ces mêmes ambiances. Employer ces figures, c’est en quelque sorte rapatrier la perception du récit vers l’expérience et la langue communes, identifier en lui ce qu’il y a de plus familier.

Plus créatives sont les figures suivantes, qui nous paraissent davantage relever d’une invention de la part du locuteur, pour mettre en mots et en figures les caractéristiques propres d’une scène, dans sa singularité : pour qualifier la situation de la scène III, 3, où le Duc de Florence accueille les soldats français, et notamment Bertrand qu’il nomme « général de la cavalerie » sur le champ de bataille italien, Jean-Pierre Vincent fait ce commentaire :

‘Il faut organiser la contradiction entre la situation politico-diplomatique et le champ de bataille : on boit le champagne sur les cadavres.’

La construction de l’énoncé permet de reconstituer nettement le message de la métaphore : dans ce saisissant raccourci (lié à l’impropriété de la préposition : on boit le champagne « au dessus » des cadavres et non « sur eux », et à l’effet métonymique : « boire le champagne » pour une « situation politico-diplomatique » agrémentée d’un effet de cérémonial - puisque Bertrand est officiellement nommé Capitaine), le metteur en scène fait mieux qu’« organiser la contradiction » propre à cette situation : il la donne à voir, proprement, par le biais du figural, et en dénonce l’obscénité plus sûrement qu’en de longs développements paraphrastiques. Patrice Chéreau ne procédait pas autrement lorsque pour qualifier la scène de séduction où Richard III parvient à circonvenir Lady Anne, il affirmait que « Richard [...] prend le pari de la séduire sur le cercueil de l’homme qu’elle aime »(sic).

Notons que ces figures sont véritablement une manière de mettre en scène dans la langue : en substituant une préposition à une autre (« sur » le cercueil ou les cadavres, au lieu de « au dessus », ou « à proximité ») le metteur en scène construit l’espace de la scène, rapprochant dans l’énoncé les éléments antithétiques selon une procédure qui peut fort bien être prolongée telle quelle sur le plateau : on peut très bien imaginer que Chéreau prenne le parti de placer Richard en effet sur le cercueil, ou que Jean-Pierre Vincent affuble effectivement ses comédiens de coupes de champagne (anachroniques, mais la mise en scène ne dédaigne pas ce genre de signes), qu’ils pourraient boire en étant réellement assis sur des cadavres : l’effet d’obscénité serait alors pleinement illustré, avec autant d’éloquence que les tropes qui l’exprimaient. On peut ainsi s’amuser à imaginer chacun des tropes de situation proposé par le metteur en scène véritablement incarné sur le plateau : il en résulterait une mise en scène « à grand spectacle », pas très loin d’une forme de Grand-guignol friand d’images extrêmes ou cocasses. Il est plaisant d’imaginer que la formule trouvée par Jean-Pierre Vincent à propos de la scène où Lefeu dit à Paroles ses quatre vérités en un procès assez insultant - « Lefeu te déverse une poubelle sur la tête, mais ça ne te dérange pas » - soit figurée telle quelle sur le plateau, ou de se demander comment on pourrait concrètement porter à la scène l’indication qu’il propose pour la scène II, 2 (Comtesse-bouffon) : « le bouffon passe son permis de porter des lettres à la Cour » - rien, sinon quelque esprit de sérieux, n’interdit d’imaginer un dispositif scénique qui rappellerait celui des salles d’examen où l’on passe aujourd’hui le Code de la route, avec projection de diapositives (montrant la Cour du Roi de France) et questions pièges auxquelles il faut répondre en cochant des cases... De même pour la métaphore proposée par Jean-Pierre Vincent à propos de la scène finale de l’acte V, où les rebondissements se succèdent en une incessante farandole qui déstabilise les personnages les uns après les autres : « nous, public, signale le metteur en scène, nous sentons bien que vous dégringolez dans l’escalier, mais vous ne devez pas vous en rendre compte ». Après tout, la scénographie adoptée pour le spectacle, qui articulait ensemble deux plateaux fortement inclinés vers le public, eût fort bien pu se mettre au service d’une telle métaphore, en machinant une augmentation progressive de l’inclinaison au fil de cette scène finale, jusqu’à faire effectivement « dégringoler » les personnages jusqu’au front de scène. On jugera peut-être un peu frivoles ces rêveries qui nous font visualiser les métaphores de la parole de mise en scène sur le plateau : ce n’est qu’une manière, de notre part, de signaler que les métaphores observables dans un spectacle sont essentiellement issues de métaphores d’abord survenues dans l’espace du langage : la rhétorique verbale du metteur en scène se trouve être en quelque sorte la matrice de la rhétorique scénique, et il nous semble que c’est fondamentalement au sein du langage, grâce au jeu des tropes, que peut advenir l’imagination d’une mise en scène. Un très bel exemple, puisé dans la mise en scène du Soulier de Satin par Vitez, vient confirmer cette hypothèse : Aurélien Recoing, qui interprétait le rôle de l’Ange gardien (de Prouhèze), rapporte ainsi qu’un jour, pendant les répétitions, Antoine Vitez « parla d’un fil et de l’hameçon dans le cœur de Prouhèze »  et voici ce qu’il advint ensuite :

‘Durant toutes les répétitions, ce fil n’exista que dans l’imaginaire, d’une manière abstraite. Je le mimais, en quelque sorte. Mais cette histoire de fil me troublait. J’avais envie de le matérialiser. J’en parlais à Ludmila et, au dernier moment, dans la cour du palais des Papes, nous le tentions. J’accrochais un véritable hameçon à la robe de Prouhèze et l’Ange déroulait le fil sur quinze mètres. L’événement, comme disait Antoine Vitez, était considérable. La somme des relations entre Prouhèze et l’Ange était fixée dans cette image. C’était une image qui venait de loin.’

De loin, c’est-à-dire de la profondeur du langage où elle avait pris racine, sous la forme d’une métaphore dans la parole de mise en scène, d’abord presque innocente, inconsciente de son pouvoir à se muer en une manifestation visible, concrète. C’est ici le comédien qui prend l’initiative de cette concrétisation de la métaphore, mais cela ne change rien à notre affaire : mettre en scène, à l’évidence, c’est incarner des figures, à commencer par celles, innombrables, qui travaillent la langue à l’intérieur d’elle-même. En cela aussi metteurs en scène et comédiens peuvent être poètes, réactivant les métaphores, si « congelées »  fussent-elles, animant ce qui en elles a pu se figer, en leur donnant corps, dans la matérialité tangible de l’espace scénique.

Notes
604.

Jacques Lassalle, « Le théâtre ne fait l’économie de rien », entretien avec Josette Féral, in Mise en scène et jeu de l’acteur, volume I,p. 164.

605.

Jacques Nichet, « Des pas perdus sur scène », entretien avec Josette Féral, in Mise en scène et jeu de l’acteur, volume I, p. 208.