4) Métalogismes

Les métalogismes sont pour les auteurs de la Rhétorique générale ces figures par lesquelles le locuteur, « au lieu de pervertir le sens des mots, au lieu de travailler le langage, peut faire appel à l’objectivité de la réalité telle qu’elle “ est ” pour s’en séparer et tirer effet de cette distanciation... » 609 . L’écart n’y joue plus dans le langage, par une altération du code, mais dans la relation entre le discours et le monde, entre le signe et le référent : il faut alors faire appel au donné extralinguistique pour ressentir la figure. Ils correspondent peu ou prou à ce que Fontanier a identifié comme des « figures de pensée », « indépendantes des mots, de l’expression et du style ». Les exemples canoniques de métalogismes sont la litote, ou l’hyperbole, qui s’expriment par un énoncé parfaitement correct quant au respect du code, mais qui travestissent le référent par diminution ou augmentation. Le fait que le métalogisme ne repose pas sur une altération du code ne signifie évidemment pas que cette altération ne pourra pas avoir lieu, au sein de l’énoncé : le groupe évoque ainsi l’allégorie, la parabole et la fable : « si au niveau inférieur, elles se composent de métasémèmes (par exemple « un lion » pour « un roi »), on peut montrer qu’à un niveau supérieur elles constituent un métalogisme » : prises littéralement, elles fournissent un sens suffisant mais décevant, et « c’est cette déception précisément, concernant le sens premier, qui incite à chercher si d’aventure une seconde isotopie, moins banale, ne pourrait pas exister » 610 . C’est la découverte de cette seconde isotopie pertinente qui fait prendre conscience de la figure - du fait qu’un référent peut en cacher un autre : le conteur a l’air de parler des lions, ou des grenouilles, mais en réalité, il parle des hommes.

Qu’allons-nous faire des métalogismes dans notre corpus ? Nous ne reviendrons pas ici sur l’hyperbole, déjà évoquée lors de l’étude des métasémèmes, dans lesquels elle entre souvent pour une bonne part. Des fables, des allégories ou des paraboles, il y en a certes quelques unes dans la parole de mise en scène : on peut considérer que la manière dont Ariane Mnouchkine relate le documentaire animalier où elle a vu une pugnace guenon tenir tête à un guépard est une façon d’en faire une fable. La guenon devient désormais le signe de la faiblesse têtue et courageuse - c’est Dorine, qui ne craint pas de tenir tête aux puissants, Orgon mais surtout Tartuffe, que l’on devine naturellement sous les traits du guépard, en prédateur tout puissant. Chez Mnouchkine encore, on rencontre une parabole, lorsqu’elle se souvient d’une photo de Doisneau qu’elle entreprend de décrire à ses comédiens - elle représente un terrain vague où des enfants jouent sur une voiture, et Mnouchkine de se lancer dans ce récit :

‘Il y a un enfant, sur le toit de cette voiture, qui est juché, il y a deux enfants, et il y a des enfants à l’intérieur, mais ceux qui sont particulièrement marquants sont ceux qui sont sur le toit, comme un chevalier, j’sais pas, comme Richard II, comme Ben Hur, comme... Oui, comme Napoléon, et puis derrière il y a celui qui joue le cocher, qui est plus jeune, on dirait Krishna [...]. C’est absolument prodigieux, mais eux ils ne se sont pas parlé, ils sont entrés sur ce terrain vague pour jouer. Et il faut que vous rentriez exactement comme ça. La scène, au fond, c’est le terrain vague sublime, quoi. C’est une photo admirable, parce que pour moi c’est la naissance de la création, voilà, la naissance de la créativité chez les êtres... et du théâtre en particulier.’

On le constate nettement ici, le métalogisme peut inclure des métasémèmes (nous avons ici un bon nombre d’antonomases, par lesquelles les enfants sont Ben Hur, Richard II, etc.) mais le principe de son effet ne repose pas sur eux : c’est l’équivalence proposée entre les enfants entrant sur un terrain vague, et les acteurs entrant sur une scène de théâtre qui fonde la parabole. Chez une metteur en scène comme Mnouchkine, qui ne dédaigne pas d’identifier l’art de l’acteur à une expérience du sacré (on se souvient de ce que les comédiens étaient censés « recevoir » leur état, leur personnage, comme une grâce imprévisible), il n’est pas étonnant de rencontrer une parabole, genre biblique par excellence : ici, il s’agit d’une parabole des origines, puisqu’il s’agit d’illustrer rien de moins que la « naissance de la création [...] et du théâtre en particulier ».

Mais ce n’est pas tant les fables ou paraboles en tant que telles qui nous intéressent ici, que la position de metteur en scène en fabulateur, position qui l’amène à « travestir le référent » de son discours - en l’occurrence, dans les cas que nous voulons aborder ici, le texte de théâtre. Ces « figures » de travestissement du texte de théâtre ne correspondent à aucune catégorie de la rhétorique traditionnelle, parce qu’elles ont d’abord été identifiées comme des figures du récit, dans le cadre des pratiques de réécriture, et non comme des figures du discours. C’est en effet toute la production « hypertextuelle » dans la parole de mise en scène que nous entreprenons d’observer dans le cadre des métalogismes, ce qui constitue, il faut en convenir, un mode de classement très approximatif. On a déjà esquissé quelques propositions définitionnelles pour cette « hypertextualité », mais il nous paraît utile d’y revenir : rappelons donc que Genette désigne par le terme d’hypertextualité la « relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » 611 . Le commentaire, en effet, que nous avons étudié dans le chapitre précédent, relève de la relation métatextuelle, qui consiste en une dérivation descriptive et intellectuelle ; l’hypertexte, quant à lui, est « le résultat d’une opération transformative » qui, « soit dit la même chose autrement (transformation), soit dit autre chose semblablement (imitation) » 612 .

Dans la parole de mise en scène, toutes les productions hypertextuelles relèvent d’une opération transformative : le metteur en scène y recourt à chaque fois qu’il parle en lieu et place du personnage, à la première personne, en substituant à son texte d’origine (l’hypotexte, donc), un nouveau texte, qui le remplace totalement ou le prolonge par greffes. Il ne procède pas à une imitation (du style ou de la forme de l’énoncé) mais à une transformation, puisqu’en somme il dit la même chose (que le personnage), autrement. Dans la mesure où ces productions hypertextuelles ne se caractérisent pas particulièrement par une altération du code (même si celle-ci peut avoir lieu au sein de l’énoncé) et où elles consistent à travestir le référent (texte de théâtre), il nous paraît acceptable de les faire figurer au titre des métalogismes. Les dictionnaires de stylistique ne nous offrent de toute façon guère de catégorie susceptible de les accueillir : on rencontre, au mieux, la « prosopopée » ou la « sermocination », qui consistent à faire parler une entité, un mort ou un absent - mais le personnage, quoi qu’on ait pu dire sur son statut « d’absence » incarnée et montrée 613 , est déjà doté de la parole par le texte de théâtre. Lorsque le metteur en scène le « fait parler » autrement, il ne procède pas particulièrement à une personnification, puisque celle-ci est déjà à l’œuvre dans le dialogue de théâtre : il ne fait que la confirmer et la prolonger. Devant cette lacune de la terminologie stylistique, on admettra donc que l’on prélève dans la théorie de Genette, qui porte sur des pratiques littéraires et non oratoires, un concept particulièrement opératoire dans notre corpus, et qu’on l’érige en figure de rhétorique.

Avant d’explorer les différentes formes d’hypertextualité observables dans notre corpus, il convient de s’attarder encore un peu sur leurs caractéristiques définitionnelles : certes, l’hypertextualité se distingue de la métatextualité, en ceci que « l’hypertexte est presque toujours fictionnel » alors que la métatextualité n’est « jamais, en principe, de l’ordre de la fiction narrative ou dramatique » 614 . Il convient de marquer cependant que la fonction principale des productions hypertextuelles est essentiellement métatextuelle : « l’hypertexte, ne manque pas de signaler Genette, a toujours peu ou prou valeur de métatexte », c’est-à-dire qu’en réécrivant l’hypotexte il le « commente » toujours, d’une manière ou d’une autre, mais d’une façon plus « puissante » selon Genette, que la simple relation métatextuelle, en ceci qu’il est « plus libre de ses allures » 615 .

Notes
609.

Rhétorique générale, p.123.

610.

Rhétorique générale, p.137.

611.

Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, pp. 11-12.

612.

Op. cit.p.13.

613.

On peut se souvenir ici des beaux propos de Denis Guénoun sur le théâtre comme monstration d’absence : « Ce qui est montré au théâtre, c’est en effet ce qui n’est pas, mais j’ajoute, en tant que ce n’est pas là. Ce qui est montré au théâtre n’est pas là. Le sénat de Rome n’est pas là - je le montre. Jules César. L’homme qui vole. [...] l’amour, la douleur et les larmes, toutes ces choses ne sont pas là, donc je les montre dans leur absence, dans leur défaut d’être. [...] Le théâtre imite, c’est indubitable. Il simule petits et grands absents. C’est pourquoi, d’ailleurs, il aime tant les mots : les mots servent à désigner ce qui manque. » In Lettre au directeur du théâtre, Ed. Les Cahiers de l’égaré, 1996, pp. 16-17.

614.

Gérard Genette, Palimpsestes, p. 450.

615.

Op. cit.,p. 450.