a) Travestissements : les procédures de familiarisation

L’une des formes les plus courantes de l’hypertextualité dans la parole de mise en scène est à interpréter sous le registre de ce que Genette appelle le « travestissement burlesque 616  » : cette pratique transformative consiste à « réécrire un texte  noble, en conservant son “ action ”, c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son invention et sa disposition), mais en lui imposant une toute autre élocution, c’est-à-dire un autre “style ” » 617 . On peut citer en exemple cette proposition hypertextuelle de Chéreau pour la réplique de la Reine Elizabeth dans Richard III (I, 3) : « Je retire peu de joie d’être la Reine d’Angleterre », que le metteur en scène, dans ses indications de jeu, reformule en ces termes :

‘<Croyez bien que> « je retire peu de joie d'être la Reine d'Angleterre » ; <C'est pas pour le plaisir que je m'accroche à ce poste>.’

Conformément aux analyses de Genette relatives au travestissement burlesque, l’opération proposée par Chéreau consiste à transposer dans un style « familier, voire vulgaire » la réplique de la Reine - l’élision de la particule de négation (« c’est pas » pour « ce n’est pas ») est déjà une procédure de familiarisation - et à introduire des détails « plus vulgaires et plus modernes » : le noble titre de Reine devient ainsi un « poste » (comme s’il relevait de la fonction publique) auquel on « s’accroche » (ce qui n’est pas très élégant) : une telle expression relève évidemment de l’anachronisme, et c’est là tout son intérêt, puisque c’est sa vocation que de rapatrier les discours des personnages vers des équivalents modernes qui fassent immédiatement sens dans l’imaginaire du comédien. Genette signale ainsi que le travestissement d’un texte « contribue [...] à le rapprocher et à l’apprivoiser », ce qui en fait « un procédé de familiarisation parmi bien d’autres ».

‘Le travestissement ne fonctionne pas seulement comme n’importe quel divertissement trans-stylistique [...] mais comme un exercice de traduction (on dirait, en termes scolaires mais plus précis, de version) : il s’agit de transcrire un texte de sa lointaine langue d’origine dans une langue plus proche, plus familière, dans tous les sens de ce mot. Le travestissement est le contraire d’une distanciation : il naturalise et assimile, au sens (métaphoriquement) juridique de ces termes, le texte parodié. 618

La parfaite adéquation de cette analyse avec les phénomènes observables dans la parole de mise en scène devient évidente si on la rapproche de ce commentaire de Jean-Pierre Vincent (déjà évoqué) sur la vocation « traductrice-familiarisante » de la fonction du metteur en scène :

‘Tout metteur en scène est traducteur d’un texte quel qu’il soit, même s’il est écrit dans sa propre langue. [...] Le travail de traduction est un travail d’appropriation et de familiarité, mais en fait ce travail d’appropriation suppose un apprentissage de l’étrangeté. C’est un détour par la question : “qu’est-ce qui m’est étrange dans ce texte ? Quelle chose très concrètement m’est étrange ?”. Je n’ai pas envie de m’abandonner au sentiment de l’étrange, j’ai envie de connaître, de transpercer cette étrangeté. 619

L’un et l’autre vantent ainsi dans des termes analogues le travail de « traduction » et ses vertus : quand Genette parle « d’apprivoiser » un texte, le metteur en scène évoque « l’appropriation et la familiarité », et quand l’auteur des Palimpsestes glisse vers le vocabulaire juridique de la « naturalisation » et de « l’assimilation » (de ce qui est étranger), c’est bien « l’étrange », « l’étrangeté » que Jean-Pierre Vincent désigne comme la cible de ce travail, étrangeté qu’il faut à la fois « connaître et transpercer ». Et même si ces procédures de travestissement semblent devoir apparaître beaucoup plus massivement dans les corpus où l’on répète un texte « classique » - donc présentant en effet un style « noble » - le metteur en scène semble étendre cette nécessité des pratiques familiarisantes à l’ensemble du répertoire théâtral : le metteur en scène est traducteur d’un texte « quel qu’il soit, même s’il est écrit dans sa propre langue » - la langue de son pays, et la langue de son époque.

À trop insister sur la vocation familiarisante de ces travestissements, il ne faudrait pas en venir à occulter totalement la dimension ludique de telles « traductions » - d’autant que le plaisir du jeu fait partie intégrante, à notre avis, du procès de familiarisation. Ce n’est probablement pas un hasard si Daniel Mesguich fait de l’humour en répétition un ingrédient aussi fondamental, que, pour Vincent, le travail de familiarisation :

‘Il n’y a pas de mise en scène, si sérieuse soit-elle, sans humour : l’humour au théâtre est essentiel, élémentaire. Il n’y a pas de théâtre sans légèreté, sans ludisme, sans gaieté devant la lecture. 620

Légèreté, ludisme et gaieté devant la lecture nous semblent bien être les caractéristiques propres à la posture de qui propose, pour un texte, un travestissement burlesque : l’effet comique des parodies modernisantes est sans doute le vecteur par lequel se réalise le mieux cette familiarisation recherchée. L’humour apparaît à la fois comme l’instrument par lequel il est possible de conjurer l’étrange, et le signe d’une victoire sur lui. Rire avec cet objet inquiétant qu’est le texte, c’est réduire la résistance de son exotisme, le ramener vers la patrie de l’intime et du familier, et y planter le drapeau d’une terre conquise. Dans les analyses qu’il propose de la dimension ludique des pratiques hypertextuelles, Genette forge le néologisme « ludicité », qui n’est pas par hasard l’anagramme de « lucidité » : jouer avec un texte, c’est être lucide sur lui, ne pas se laisser fasciner, méduser (c’est-à-dire : se taire) par la perfection (c’est-à-dire la clôture) de sa forme, c’est se rendre capable de « transpercer » comme disait Jean-Pierre Vincent le vernis de son élocutio, pour exhumer ce qui, en lui, peut parler notre langue actuelle. La dimension ludique de ces effets d’hypertextualité apparaît nettement dans ces indications données par Patrice Chéreau à Jérôme Huguet, qui interprète Richard III. Nous sommes dans la répétition de la scène liminaire de la tragédie, où Richard seul en scène expose le plan par lequel il va éliminer Clarence de sa route vers le pouvoir, en un monologue qui le fait, nécessairement, s’adresser au public. Dans ses indications, Chéreau semble jouer de la relation ainsi nouée avec le public, exhibant en la parodiant cette adresse toute conventionnelle. Les répliques originales de Richard, dans la traduction de Loayza, sont les suivantes :

  • Richard   :
  • ... ce jour verra Clarence étroitement claquemuré au sujet d’une prophétie qui déclare que « G » sera le meurtrier des héritiers d’Edouard. Plongez au fond de mon cœur, pensées, voici Clarence. Bonjour frère ! Que signifient ces gardes armés qui flanquent votre grâce ?
  • ... Texte qui devient, dans la parodie de Chéreau :
  • <Je vais jouer, maintenant ; je ne vais pas faire- je ne vais plus être Gloucester, je vais jouer le frère, vous allez me voir jouer le frère> Parce que- et tu le montres : <Excusez-moi, j’ai du boulot> : « voici Clarence » [...]<Mais j’oubliais que vous le connaissez déjà ; vous avez déjà vu la pièce d’avant, suis-je bête>, hein ? « Voici Clarence ».

L’effet de familiarisation et de modernisation est particulièrement sensible dans l’expression : « j’ai du boulot », parfaitement anachronique dans la bouche de Richard III ; mais la dimension ludique repose ici sur d’autres procédures, qui consistent à verbaliser ce qui, dans l’énoncé du personnage, relevait d’un implicite passé sous silence par convention : dans tout monologue, le sous-entendu : « je m’adresse à vous, public », est présent, mais tû - il relève d’un contrat énonciatif tacite. Ici Chéreau non seulement le fait affleurer au plan de l’expression, mais il en tire les conséquences en termes relationnels : si Richard dit « plongez, pensées » ce n’est pas pour commander à ses pensées quelque mouvement de retrait, mais évidemment pour prévenir le public qu’il va désormais dissimuler, qu’il va « jouer le bon frère » devant Clarence... Ce qui suppose qu’il abandonne la posture monologale pour entrer dans l’interaction fictionnelle, ce dont il s’excuse, auprès d’un public que, du coup, il se voit contraint de délaisser. Nommer un personnage qui entre en scène, c’est aussi, par convention, une manière d’informer le public sur son identité : la convention est ici exhibée et dénoncée dans sa vanité, puisque du fait du montage de textes élaboré par Chéreau, cette première scène de Richard III n’est pas la première de son spectacle, qui s’ouvre sur des scènes d’Henry VI : le public connaît donc déjà Clarence, et il faut s’excuser de le nommer bêtement alors que chacun peut désormais l’identifier. Cet exemple révèle nettement combien les propositions hypertextuelles peuvent être bien plus qu’une simple « traduction  » en langue « vulgaire » des contenus propositionnels des répliques : elles peuvent aussi fonctionner comme révélateur de l’implicite. Ici, l’exhibition et la dénonciation de la convention monologale invitent le comédien à s’amuser du cadre énonciatif qui régit sa tirade, selon une procédure essentiellement ludique. Mais bien souvent, on va le voir, la révélation de l’implicite des répliques a pour vocation de faire émerger les enjeux argumentatifs au sein de l’interaction fictionnelle.

Notes
616.

La qualification « burlesque  » semble être réservée, dans la terminologie de Genette, aux œuvres caractérisant l’apparition de ce mode de travestissement, qu’il situe au XVIIème, avec la publication de L’Eneide travestita de Giambattista Lalli; cette pratique parodique, apparemment ignorée de l’Antiquité Classique et du Moyen-Age, lui paraît être une « authentique innovation de l’âge baroque ». Dans la mesure où le mode burlesque correspond en stylistique, au mouvement descendant - tirer le haut vers le bas - nous choisissons de maintenir cette qualification pour caractériser les propositions hypertextuelles des metteurs en scène.

617.

Ibid., p. 67.

618.

Genette, op.cit., p. 69.

619.

Jean-Pierre Vincent, entretien avec Marc Dondey publié dans les Cahiers de Nanterre Amandiers n°12, mars 1996.

620.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, p.148.