b) Concision et condensation : synthèse du sens dénoté, esquisse du sens connoté

Un certain nombre de propositions hypertextuelles sont à analyser comme des pratiques de commentaire par condensation : elles permettent de synthétiser l’enjeu thématique ou argumentatif d’une (longue) réplique, réduite à une seule, et fort simple, proposition. Ce sont ces procédures hypertextuelles qu’on a déjà entr’aperçues dans notre étude sur la relation métatextuelle, puisqu’elles ont vocation à exhumer d’un texte foisonnant un noyau thématique qui a tendance à se perdre dans la sophistication de l’énonciation. Prenons l’exemple de cette réplique de Bertrand dans Tout est bien qui finit bien, où il fait réponse au Roi qui lui demande (V, 3) s’il se souvient de la fille de Lefeu (alias Madeleine) :

Bertrand :
Avec admiration mon Suzerain. Tout d’abord,
J’avais fixé mon choix sur elle, avant même que mon cœur
N’osât faire de ma langue son interprète audacieux ;
L’impression de mon œil s’étant fixée en moi,
Le dédain me prêta son miroir déformant,
Qui faussa pour moi les traits de toute autre beauté,
Méprisa le teint le plus frais, ou l’accusa d’être usurpé,
Agrandit ou rétrécit les proportions d’une personne
Jusqu’à la rendre hideuse. Voici comment
Celle que tous les hommes adoraient, et que moi-même
J’ai aimée depuis que je l’ai perdue, n’était pour mon œil
Que la poussière qui l’irritait.’

Pour aider Laurent Sauvage dans la compréhension de l’enjeu argumentatif et thématique de sa réplique, Jean-Pierre Vincent donne cette indication :

‘Ce que tu racontes c'est : <Je ne pouvais aimer Hélène puisque j'aimais Madeleine>.’

La proposition hypertextuelle est ici d’autant plus évidente qu’elle est annoncée comme telle par Jean-Pierre Vincent, qui l’introduit par un « ce que tu racontes, c’est... » tout à fait explicite quant au statut de l’énoncé qui suit - profitons-en, car cet effet d’annonce est rarissime, et dans tous les autres cas, c’est à partir d’indices internes à l’énoncé qu’il nous faudra inférer son caractère hypertextuel. La procédure de réduction est particulièrement spectaculaire ici : le volume textuel (comptabilisé en nombre de caractères) est amputé à 90% entre l’hypotexte et l’hypertexte, sans que l’information principale en soit affectée. Cet exemple trouverait sa place entre deux catégories hypertextuelles identifiées par Genette : il tient pour une part de la « concision », qui « se donne pour règle d’abréger un texte sans en supprimer aucune partie thématiquement significative, mais en le récrivant dans un style plus concis » 621 - mais la concision procède « phrase à phrase », ce que ne fait pas ici Jean-Pierre Vincent ; il nous faut donc aller voir du côté de cette autre catégorie hypertextuelle identifiée par l’auteur de Palimpsestes sous le terme de « condensation », qui est « une sorte de synthèse autonome et à distance opérée pour ainsi dire de mémoire sur l’ensemble du texte à réduire, dont il faut ici, à la limite, oublier chaque détail - et donc chaque phrase - pour n’en conserver à l’esprit que la signification ou le mouvement d’ensemble, qui reste le seul objet du texte réduit » 622 - sauf que cette fois Genette semble réserver cette forme de réduction à des opérations travaillant sur des macro-unités (Ainsi La Recherche du temps perdu, dans son ensemble, peut devenir, par condensation : « Marcel devient écrivain » ou, si l’on veut vraiment tout dire : « Marcel finit par devenir écrivain »). Dans le cas qui nous occupe ici, nous sommes à mi-chemin entre la concision et la condensation : la réduction ne se fait pas phrase à phrase, mais l’unité prise en compte (la réplique de Bertrand) est encore une unité partielle par rapport à l’ensemble de la pièce (que son titre d’ailleurs condense assez bien : « tout est bien qui finit bien »). L’opération n’en est pas moins radicalement réductrice : tous les effets « d’ornements » propres à l’écriture shakespearienne disparaissent au cours de cet élagage sévère, et le style évidemment ne sort pas sans dommage d’une telle expurgation. Les simples noms des personnages viennent remplacer les périphrases baroquisantes, et c’est tout Shakespeare qui se perd dans cette transformation ; le gain, bien sûr, réside dans la clarté du message, soutenue par les dénominations explicites de personnages, et par la production d’une conjonction de subordination (« puisque ») qui met en lumière la structure logique de l’énoncé. Il est à noter d’ailleurs que la construction logique de l’énoncé hypertextuel prend une liberté certaine par rapport à la construction de la réplique de Bertrand : l’énoncé hypotextuel pouvait en effet être plus immédiatement et plus linéairement traduit en :

‘< J’aimais Madeleine, et c’est pourquoi je ne pouvais aimer Hélène >.’

Au moins dans cette proposition respecterait-on l’ordre des segments dans la tirade de Bertrand. Mais si le metteur en scène prend le parti de renverser les segments, et la relation logique qui les unit - <je ne pouvais aimer Hélène, puisque j’aimais Madeleine>, c’est précisément pour faire ressentir l’enjeu argumentatif profond de la réplique : il ne s’agit pas tant pour Bertrand de répondre au Roi sur la question de son éventuel amour pour Madeleine, qui n’est nullement un lieu critique dans la scène, mais de se justifier de n’avoir pas aimé Hélène, ce dont on lui fait grief : aussi la question du non-amour pour Hélène bascule-t-elle en proposition principale dans l’hypertexte de Jean-Pierre Vincent. Manière de montrer qu’au delà du gain de « temps » permis par les pratiques de réduction, et outre le gain en « clarté » du message, il y a une plus-value interprétative en quelque sorte, ce que Genette signale déjà : « aucune réduction [...] ne peut être transparente, insignifiante - innocente : dis-moi comment tu résumes, je saurai comment tu interprètes » 623 . On peut encore observer cette plus-value interprétative dans le résumé que propose Vincent pour la scène II, 5, où Bertrand vient faire (ou plutôt expédier) ses adieux à Hélène, devenue son épouse, qu’il fuit en partant faire la guerre en Italie. Hélène s’y montre soumise, gardant pour elle le chagrin que lui cause ce départ, mais semble chercher à formuler une requête délicate :

Au cours du travail sur cette scène, Jean-Pierre Vincent fait ce commentaire en forme de proposition hypertextuelle :

‘<Je suis une femme soumise du Moyen-Age, mais excusez-moi, je ne supporte pas de vous quitter sans avoir mon baiser>.’

La réduction est à nouveau spectaculaire (le volume textuel d’arrivée représente 25% du volume de départ), et la plus-value interprétative, sensible : outre que l’urgence du désir est mise en relief par l’expression « je ne supporte pas (d’être privée de mon baiser) », les atermoiements d’Hélène pour formuler sa demande sont justifiés : <Je suis une femme soumise du Moyen-Age>. Cette mise en perspective en termes de civilisation médiévale, dans laquelle en effet il sied mal à une femme soumise de formuler ce que Jean-Pierre Vincent appelle ailleurs une « demande sexuelle », permet au metteur en scène de proposer à la comédienne une analyse de l’enjeu de sa réplique, en une synthèse antithétique éloquente : à la fois l’urgence du désir et l’interdit de son expression sont mis en lumière, en un raccourci qui permet à la comédienne de s’emparer aisément d’une telle indication.

La valeur pragmatique de l’opération de concision-condensation surgit décidément avec netteté : il ne s’agit pas seulement de faire apparaître clairement le message (le contenu propositionnel de l’énoncé), traduit dans un style plus concis, mais aussi de faire sentir l’enjeu argumentatif d’une réplique au sein de l’interaction fictionnelle. L’énoncé est en quelque sorte réduit à sa (supposée) matrice argumentative, ce qui permet de construire les sous-entendus susceptibles de travailler les répliques des personnages, en profondeur. Dans certains cas, il n’y a même plus réduction du contenu propositionnel de la réplique, mais substitution pure et simple du message connoté au message dénoté : ainsi, lorsque dans la scène I, 2, le Roi fait l’éloge du défunt père de Bertrand, en regard duquel les jeunes seigneurs de la Cour lui paraissent fort peu estimables - « Un tel homme pourrait servir d’exemple à notre jeunesse ; son exemple, suivi, montrerait que nos jeunes gens ne font qu’aller en arrière » - Bertrand lui fait cette réponse :

‘Son souvenir, sire,
Est plus riche dans vos pensées qu’il ne l’est sur sa tombe.
Son épitaphe ne brille nulle part autant
que dans votre royale parole.’

Sur le plan de la dénotation, cet énoncé pourrait se condenser en « vous l’honorez mieux que quiconque » ; mais ce n’est pas le message que Jean-Pierre Vincent met en avant, lorsqu’il lui fournit une indication de jeu qui repose sur une réduction hypertextuelle :

‘La réplique de Bertrand après l'éloge se son père par le Roi est une façon de défendre les jeunes seigneurs attaqués : <OK, mais allez-y mollo>.’

Réduction et familiarisation apparaissent conjointement dans cette proposition ; mais se produit encore une autre opération dans cette réduction qui pourrait peut-être être rapprochée de ce que Genette identifie comme les formes de la transmotivation dans les pratiques hypertextuelles : elles consistent à substituer au motif (ou mobile de la conduite d’un personnage) de l’hypotexte un nouveau motif : si dans le texte de Shakespeare, le mobile de la prise de parole de Bertrand a l’air d’être une simple réponse au roi, prolongeant son noyau thématique (l’éloge funèbre, jugé excellent), dans la proposition hypertextuelle le mobile de la prise de parole est sensiblement différent : il s’agit de couper court aux sarcasmes anti-jeunes que cet éloge funèbre occasionne, afin de protéger les jeunes seigneurs des foudres royales.

À dire vrai, les catégories genettiennes conçues pour qualifier et caractériser des pratiques d’écriture essentiellement romanesques souffrent quelque peu de la transposition dans notre corpus, où nous les employons pour observer la relation entre un texte de théâtre, et une parole qui se greffe sur lui ou se substitue à lui. S’agissant de la question de la motivation, en effet, Genette distingue trois pratiques hypertextuelles : la démotivation, qui supprime les motifs (les mobiles des actes), la transmotivation qui opère des substitutions de motifs, et enfin la motivation, qui produit des motifs là où l’hypotexte n’explicitait pas les mobiles des actes. Dans un texte de théâtre, où les mobiles des personnages ne nous parviennent qu’à travers ce qu’ils en disent (or on sait bien qu’ils peuvent mentir, se mentir, déguiser leurs mobiles, en feindre d’autres, ou tout simplement se taire sur ce qui les pousse à agir) il est bien difficile de déterminer si l’on a affaire à des procédures de transmotivation, ou de motivation pure et simple. Prenons un autre exemple dans la comédie de Shakespeare : lorsque le Roi reçoit Hélène, qui lui propose ses soins guérisseurs, il a cette réplique :

‘« Les médecins ne peuvent rien pour moi ». ’

Pour étudier le motif susceptible d’animer une telle réplique, il faut d’abord élargir la notion de « motif » : dans un texte de théâtre, où l’essentiel des actes consiste en des actes de parole, les motifs sont pour nous les états et les intentions qui déterminent le personnage à produire cette parole-là (cet énoncé plutôt qu’un autre). Qui peut dire ici, avec certitude, l’état ou l’intention supposée par un tel énoncé ? À en juger par la proposition de jeu esquissée par Bernard Freyd, et par l’indication que lui donne en retour Jean-Pierre Vincent, il y a ici au moins deux motifs possibles :

‘C'est dommage, le côté supplication que tu y mets ; c'est plutôt : <Ma pauvre petite, tu arrives avec ton optimisme, mais tu ne comprends pas que j'appartiens au monde du tragique>.’

Ainsi, aux moins deux propositions hypertextuelles de motivation, contradictoires l’une avec l’autre, pouvaient être produites : « les médecins ne peuvent rien pour moi » = <je t’en supplie, toi, sauve-moi> - motif de désespoir et de supplication que manifestait le comédien dans son jeu - ou au contraire : « Les médecins ne peuvent rien pour moi » = <a fortiori, toi, tu ne peux rien pour moi>. C’est cette seconde option que le metteur en scène privilégie, procédant à une transmotivation non de l’hypotexte à l’hypertexte (rien ne permet de savoir si la réplique hypotextuelle postulait « naturellement » le motif que Jean-Pierre Vincent supprime), mais du jeu de l’acteur à sa propre indication. On notera au passage que la motivation hypertextuelle proposée par Vincent est nettement plus élaborée que celle que nous avons suggérée : il ne dit pas <Tu ne peux rien pour moi>, mais, <Ma pauvre petite, tu arrives avec ton optimisme, mais tu ne comprends pas que j’appartiens au monde du tragique>, ce qui veut dire à peu près la même chose, mais de manière nettement plus suggestive (l’indication de « l’optimisme » sera fort utile pour Hélène) et poétique (le « monde du tragique » auquel déclare appartenir le Roi dans la formule de Vincent est une indication sur son statut poétique dans la fiction ou, peut-être, sur son hystérie qui lui fait croire qu’il a un statut particulier dans la diégèse...). L’air de rien, nous sommes passée ici de l’hypertextualité de réduction à l’hypertextualité d’amplification, où le volume textuel augmente (du simple au triple, ici), et où diverses modalités de reformulation  sont observables.

Notes
621.

Palimpsestes, p.271

622.

Op. cit., pp. 279-280.

623.

Ibid.., p. 286.