c) Amplifications explicitantes

On retrouvera dans les pratiques amplificatrices à peu près les mêmes ingrédients que dans les pratiques réductrices : les effets de familiarisation s’y font fréquemment sentir, de même que l’exhibition des sous-entendus, et par eux, la production des motifs ou des enjeux argumentatifs des répliques des personnages. Evidemment, les vertus synthétisantes, elles, disparaissent, puisqu’il y a à chaque fois - c’en est le critère définitionnel - augmentation du volume textuel entre l’hypotexte et l’hypertexte. On tâchera de reprendre ici la distinction proposée par Genette entre les pratiques amplificatrices relevant de l’expansion - qui procèdent par « dilatation stylistique » - et celles qui relèvent de l’extension - qui procèdent par « greffes thématiques », mais en l’adaptant aux spécificités de notre corpus. L’expansion désignera ainsi dans notre étude la modalité hypertextuelle par laquelle le metteur en scène, « seul », reformule une réplique en une proposition plus volumineuse, tandis que l’extension sera observable lorsque le même metteur en scène ponctue le texte dit par un comédien en scène de « greffes  hypertextuelles ».

Parmi les pratiques d’expansion, on pourrait citer en exemple une proposition de Patrice Chéreau, censée équivaloir à la réplique de la Reine Marguerite dans Richard III, par laquelle elle met en garde la Reine Elizabeth contre les perfidies de Richard :

Dirigeant la comédienne interprétant la Reine, Chéreau joue lui-même la scène, avec cette proposition hypertextuelle :

‘“pauvre folle !” - <comment faire pour te l’expliquer, j’ai plus de force pour te l’expliquer, parce qu’il faudrait plus que j’n’en donne, pour te faire comprendre que tu es en train de donner du sucre à l’araignée qui va te bouffer>. “Pauvre folle”, faut lui dire assez près, je crois, non ? [...]<Comme- comment arriver- comment pourrais-je parvenir à ton oreille, à ton cerveau, que tu entendes les choses que je te dis : tu aiguises le couteau qui va te tuer, il est là, à côté de toi>, hein ?’

La valeur pragmatique d’une telle reformulation ressemble fort à ce que nous avons déjà pu observer : elle est un vecteur de motivation, qui reprend moins le contenu propositionnel de l’énoncé que l’enjeu argumentatif qui le sous-tend. En multipliant ici les questions (<comment faire pour t’expliquer ?>, <comment parvenir à ton oreille ?>, Chéreau semble ici à la fois motiver le détour de la réplique par des métaphores (le sucre à l’araignée, le couteau aiguisé) qui sont autant de tentatives pour se faire comprendre, et motiver une indication scénique qu’au passage il livre : jouer assez près, afin de « parvenir à l’oreille », « au cerveau » de la Reine Elizabeth. De telles propositions en disent long - c’est le cas de le dire - sur l’état du personnage, qui le détermine à proférer la réplique : ainsi lorsque Chéreau substitue à la réplique de Richard, répondant à Marguerite enragée de n’avoir pas fini sa malédiction, « C’est fait, elle se termine par : Marguerite » cette proposition :

‘<Ben j'étais en train de finir sa malédiction, elle va pas nous gonfler encore pendant 107 ans, celle-là, hein ?>’

... on retrouve évidemment l’effet de familiarisation, mais, plus profondément, l’exhibition de l’état du personnage : cette vulgarité même, le caractère insultant de l’hypertexte, révèlent la violence sans scrupule du personnage, que la réplique hypotextuelle ne manifestait pas avec autant d’évidence. Et là encore, une indication de jeu transite par la production hypertextuelle : en parlant de Marguerite à la troisième personne, et en produisant un « nous » - <elle va pas nous gonfler> - qui n’apparaissait pas dans l’hypotexte, Chéreau donne une indication de regard et d’adresse : c’est au groupe assemblé autour de lui que Richard doit donner cette réplique, et non à Marguerite, à qui elle paraissait naturellement adressée, et qui se trouve plus violemment exclue encore par cette option de mise en scène. Les productions hypertextuelles permettent ainsi d’exhiber l’implicite d’un énoncé notamment en ceci qu’elles expriment l’état du locuteur au moment de sa profération : ici, elles font entendre la cruauté d’un Richard qui ne se prive pas d’être blessant, ailleurs elles indiquent le malaise d’en avoir trop dit : lorsque la Duchesse d’York laisse échapper un « c’est larmes perdues que de pleurer sur qui est perdu », devant ses petits-enfants à qui elle tâche de cacher la mort de leur père, Clarence, Chéreau met en exergue le lapsus, et le remords qui s’ensuit, dans cette proposition hypertextuelle :

‘En argumentant tu dis <C’est pas la peine de pleurer, ce serait larmes perdues de pleurer sur- de pleurer sur qui est perdu>. Puis tu t’arrêtes, et d’un coup tu la regardes (joue lui même l’indication) et tu dis : <Pardon, ça m’est sorti> Hein, tu vois, <J’voulais pas>.’

Dans le texte de Shakespeare la Duchesse ne s’excuse nullement d’en avoir trop dit, ni ne dit « pardon », ni « j’voulais pas », mais produire ces répliques fictives permet à Chéreau d’indiquer à la comédienne l’état de la Duchesse juste après ce lapsus : il enrichit ainsi l’énoncé hypotextuel d’un implicite qui est déterminant en termes de jeu scénique - la comédienne s’arrête, brusquement interdite par le remords, et pense, à défaut de le dire, <pardon,  j’voulais pas >.

À l’exception de ce dernier exemple où l’hypertexte vient combler un silence, verbalisant un état qui n’a pas d’hypotexte (nous y reviendrons), il s’agit pour le comédien, dans la plupart des cas de proposition hypertextuelle, de jouer l’hypertexte tout en proférant l’hypotexte : c’est encore une manière de comprendre la formule de Mesguich, selon laquelle « c’est l’acteur, qui littéralement, met en scène la parole du metteur en scène ». Il nous semble en effet qu’à chaque fois qu’une substitution hypertextuelle est proposée, la tâche qui incombe au comédien consiste à dire le texte d’origine (l’hypotexte) mais en jouant l’hypertexte, ce qui a des incidences immédiates sur les qualités intonatives et mimo-gestuelles de sa performance. On ne multipliera pas à l’infini les exemples d’hypertextualité d’expansion ; si l’on prend le soin de faire figurer cette dernière occurrence, issue du corpus de Jacques Lassalle, c’est essentiellement pour signaler que cette « figure » de la rhétorique du metteur en scène n’est pas l’apanage de Patrice Chéreau ou de Jean-Pierre Vincent, mais qu’elle semble au contraire assez largement répandue dans les pratiques verbales de la répétition de théâtre : à Jeanne Balibar travaillant Elvire dans la scène de Dom Juan qu’on a déjà évoquée, il donne cette indication, dotée d’une proposition hypertextuelle :

‘Il faut continuer la pression : “le plus grand”- mais vous commencez à l’avoir ; “le plus grand de tous les malheurs”- “le plus grand de tous les malheurs”- “pour moi, Dom Juan, <je vous somme de croire que je vous-, que je ne vous parle pas de moi, que moi c’est arrangé, que moi je suis en règle, que je-> D’ailleurs il y a quelque chose de très beau dans cette véhémence, dans cette ostentation d’affirmer- vous voyez ? ’

La proposition correspond à la phrase d’Elvire : « Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde », et si l’amplification est sensible (le volume textuel passe du simple au double) en revanche, on perçoit moins les effets de familiarisation observés jusqu’à présent : il y a certes explicitation du contenu propositionnel par des locutions courantes (<c’est arrangé>, <je suis en règle>), mais non point traction de la réplique vers un langage véritablement « familier ». Dans la mesure où la chose se vérifie dans l’ensemble des propositions hypertextuelles produites dans le corpus de Jacques Lassalle, il faut peut-être en conclure qu’il s’agit là de caractéristiques propres à l’idiolecte de ce metteur en scène, qui se distingue par un niveau de langue sinon « soutenu », du moins soucieux de ne pas « sombrer » dans une familiarité que Lassalle avoue d’ailleurs fuir en répétition, en préférant le vouvoiement au tutoiement.

Les propositions hypertextuelles d’extension se distinguent (plus ou moins) de celles qu’on vient de voir en ce qu’elles consistent non en une « dilatation stylistique », mais en l’adjonction de greffes verbales sur l’hypotexte ; « plus ou moins », parce qu’il est parfois malaisé de faire le départ entre l’une et l’autre, dans la mesure où bien souvent la « dilatation » peut être perçue comme une succession de micro-greffes. Si nous maintenons toutefois cette distinction, c’est pour rendre compte d’une pratique verbale spécifique de l’interaction de répétition, rencontrée chez bien des praticiens, dans laquelle l’hypertexte est le produit d’une parole à deux voix. Les comédiens, en scène, profèrent leur texte, tandis que le metteur en scène vient ponctuer leurs énoncés de greffes verbales qui le prolongent, en exhibent l’implicite, ou développent les ellipses énonciatives. On peut en observer un exemple dans cet extrait de répétition où Jean-Pierre Vincent dirige Marc Bodnar (Paroles) et Hélène Fabre (Hélène) dans la scène II, 4 : Paroles s’y fait, comme dit Jean-Pierre Vincent, « l’annonciateur du bannissement » ; il « marche sur des oeufs, précise-t-il encore, mais il les écrase avec élégance ». Afin d’orienter Marc Bodnar, au fur et à mesure, vers les états et les intentions qu’il recherche, le metteur en scène, qui se tient aux côtés du comédien, récite à voix basse quelques fragments du texte à l’unisson avec le comédien, le prolongeant ici et là d’indications hypertextuelles, que nous faisons apparaître en caractères gras :

Les propositions hypertextuelles ont ici pour vocation de verbaliser, sous le « lisse » de répliques élégantes, la cruauté, voire le sadisme du personnage : elles font apparaître la férocité d’un tel discours, sa vocation destructrice vis-à-vis de celle à qui il est adressé, vocation que peut-être l’hypotexte masquait, et que l’hypertexte, par petites touches successives, rend de plus en plus sensible. Même l’évocation du « Grand Nord », parfaitement incohérente, puisque Bertrand part pour l’Italie, peut être versée au titre de ces salves sadiques, en marquant plus nettement la distance et le mystère dont Paroles entend entourer le départ de Bertrand, transformant en énigmatique épopée ce qui n’est que la fuite d’un jeune homme égaré, l’auréolant de grandeur pour mieux faire sentir à Hélène qu’elle n’est qu’une misérable petite épouse bannie. Notons que ces propositions hypertextuelles fournissent autant d’indications à Marc Bodnar, sur la façon d’interpréter Paroles en sadique élégant dans cette séquence, qu’à Hélène Fabre, qui entend par là qu’elle « ne s’écroule pas », « ne pleure pas » et montre suffisamment peu son chagrin pour que Paroles puisse croire qu’elle n’a pas compris...

Ces formes d’extension sont à distinguer d’une autre pratique hypertextuelle, qui peut lui ressembler dans la mesure où le metteur en scène peut également la faire entendre pendant l’émission du texte par le comédien, comme dans cette séquence où Jean-Pierre Vincent fait répéter la scène III, 7, où Hélène tente d’acheter la complicité des Florentines pour tendre un piège à son fuyard d’époux. Là encore, les propositions hypertextuelles sont signalées par des caractères gras :

Dans cette séquence, le metteur en scène propose des énoncés hypertextuels pour la veuve, tandis que, dans le texte de Shakespeare, elle n’est pas censée parler. Il n’amplifie donc pas, ni ne remplace nullement, un quelconque hypotexte : il crée de toutes pièces un « texte », qui correspond aux pensées, aux réactions - normalement muettes - du personnage, afin de faire sentir ses réactions au discours d’Hélène. Cette manière de verbaliser un état qui correspond à un jeu muet est à classer parmi les pratiques de productions hypertextuelles « sans hypotexte ».