d) Hypertextes sans hypotexte : verbalisation d’un jeu de scène

Il est peut-être imprudent que qualifier « d’hypertextuelle » une proposition qui n’a pas d’hypotexte, c’est-à-dire de texte source à partir duquel opérer des transformations : ici en somme, l’hypotexte n’existe pas, mais il est supposé, induit et révélé par le « texte »  créé par le metteur en scène. Nous l’identifions cependant comme pratique hypertextuelle, à la suite de Genette qui observe un phénomène analogue dans le paroulipème de Jean Tardieu, Un mot pour un autre : on peut en effet analyser l’ensemble de cette pièce comme une réécriture, avec transformation lexicale, d’un vaudeville « virtuel » - comme est « virtuelle » la parole commentative de la veuve dans notre scène. Et les analyses proposées par l’auteur de Palimpsestes pour la pièce de Tardieu peuvent être reversées sans dommage dans notre cas de figure : « l’hypotexte est ici contenu dans le texte, d’où nous l’induisons, ce qui signifie qu’en l’occurrence l’hypertexte induit (lui-même) son hypotexte » 624 . Il range donc ce type de production hypertextuelle parmi les « hypertextes à hypotexte implicite » : implicites, les réactions de la veuve le sont en effet, puisque sur scène elle ne prononce, en réalité, pas un mot pendant les discours d’Hélène. Et l’on peut juger néanmoins de la « transformation » opérée entre cet hypotexte implicite et les propositions hypertextuelles du metteur en scène, puisqu’en aucun cas on ne saurait imaginer la veuve du texte shakespearien s’exprimer en un langage aussi familier : il y a donc bien une opération transformative, dans le sens d’une familiarisation, à partir de l’hypotexte virtuel.

De telles productions permettent de « verbaliser » une posture, un état : pour indiquer à telle comédienne qu’elle ne doit pas se tenir trop près de Richard, son ennemi, Chéreau lui donne cette indication hypertextuelle : <Je m’approche pas de ce con>, où toujours, l’opération de familiarisation va de pair avec la suggestion d’un hypotexte implicite. De même, Jean-Pierre Vincent guidant Madeleine Marion dans l’interprétation de la Comtesse pendant la scène I, 1, lui fournit une indication hypertextuelle pour nourrir son jeu tandis que d’autres personnages (Bertrand et Lefeu) prennent la parole : la Comtesse ici ne dit rien, mais n’en pense pas moins, puisque Vincent lui suggère de jeter quelques regards vers la silencieuse Hélène, avec cette pensée : <Toi ma grande, je ne sais pas ce que tu mijotes derrière tes grands yeux, mais si tu penses à mon fils, oublie-le>. Ainsi les comédiens se trouvent-ils baignés de « texte », même dans les moments où ils se taisent, sur scène : leurs silences mêmes sont « significatifs », pourvus d’un contenu qui pour n’être pas manifeste au plan de l’hypotexte, n’en est pas moins manifesté, par le metteur en scène, d’abord, et par leur jeu - fût-il muet - ensuite, et bientôt tous leurs états sont verbalisés.

« Verbaliser », c’est non seulement exprimer verbalement ce qui relève du non verbal, mais aussi, dresser un « procès verbal » : il s’agit de la part de l’autorité que représente le metteur en scène, de constater un fait, pour en établir une trace. Ainsi lorsque Diana se tient en scène, devant Hélène, dans une posture assez coquette, le metteur en scène qui propose cet hypertexte à hypotexte implicite : <je suis belle hein, t'as déjà vu plus belle que moi ?> verbalise dans les deux sens du terme cette façon de se tenir, peut-être aléatoire, non intentionnelle de la part de la comédienne, mais désormais fixée par cet effet de verbalisation. Il faut en effet distinguer (même si c’est souvent difficile) parmi l’ensemble des productions hypertextuelles, celles qui relèvent d’une indication donnée par le metteur en scène pour indiquer un état à atteindre, de celles qui relèvent d’une traduction, en texte, de ce que le metteur en scène a vu advenir sur le plateau. Ce second cas de figure est observable dans la séquence de répétition où Chéreau dirige Jérôme Huguet dans le monologue de Richard III :

Dans la première partie de la séquence, le comédien fait une proposition de jeu manifestement inédite : il s’assied par terre, ce que le metteur en scène n’avait pas, à notre connaissance, indiqué, et ce dont atteste la correction qu’il suggère (« si tu t’assieds par terre, mets-toi ainsi ») ; cette proposition de jeu l’inspire apparemment, puisqu’il la relaye immédiatement par une proposition hypertextuelle - <ça vous embête pas, il faut juste que j’remette ma chaussure, mais ça m’empêche pas de faire la conversation> - sans hypotexte, puisque cette histoire de chaussure n’est évidemment nullement présente au niveau du texte shakespearien : par là, il verbalise une proposition de jeu. Si nous avons fait figurer la suite de la séquence, où Chéreau part dans une proposition hypertextuelle d’une autre nature - on aura bien sûr reconnu une forme d’expansion à partir de l’hypotexte « l’accoucheuse en fut saisie », développé en un micro-récit assez délirant - c’est pour montrer que les autres modalités de pratiques hypertextuelles, notamment celles allant dans le sens de l’amplification, peuvent également fonctionner non comme une suggestion de jeu, mais comme une réponse verbalisant ce qui est advenu sur le plateau : c’est apparemment une certaine qualité de jeu dans la proposition scénique de Jérôme Huguet - il écarquille en effet les yeux comme s’il était en proie à une hallucination lui donnant à voir sa propre naissance - qui fait réagir Chéreau et qui lui inspire ce récit hypertextuel dans lequel Richard a des souvenirs de nouveau-né. On comprend mieux ici la nature des « visions » dont peut être animé le metteur en scène lorsqu’il dirige les comédiens : il ne dit pas seulement ce qu’il voudrait voir - on se souvient de ce que la métaphore dans sa parole avait pour vocation de dresser cet horizon utopique du « vouloir être » - mais aussi ce qu’il voit, venu du plateau, dans un éclair quasi-halluciné : « oui c’est ça », dit Chéreau au comédien qui n’avait pas nécessairement conscience de ce que son jeu manifestait, « il a des souvenirs de sa naissance, en plus ». La proposition hypertextuelle verbalise ici la vision du metteur en scène, non pas comme une indication prospective, mais comme une verbalisation rétroactive, qui dit ce qu’elle a « vu » pour le « fixer » : nous entrons là dans ce que nous appellerons bientôt la « dialectique générative » du signe théâtral, où le jeu d’acteur s’invente et s’informe peu à peu dans le va-et-vient entre parole de mise en scène et proposition scénique, va-et-vient dont notre dernier chapitre tentera d’épouser les oscillations.

Pourfaire un peu le bilan de toutes les pratiques hypertextuelles que nous avons parcourues ici, il faudrait souligner ici un dernier aspect, que nous n’avons pu mettre en avant : il est clair que l’ensemble de ces pratiques hypertextuelles qui font parler le metteur en scène à la place du personnage permettent de donner des indications de jeu, sans passer par une analyse psychologique détaillée : en jouant lui-même, au moins par la parole, le personnage, le metteur en scène indique un état en le montrant plus qu’il ne l’explique, en le « parlant » plus qu’il ne le commente. En cela il se fait un peu acteur, et il va de soi que le travail des intonations dans ses propositions hypertextuelles joue alors un rôle essentiel, et qu’elles en disent au moins aussi long que le contenu strictement verbal de ses interventions. Il faudrait ici, pour en rendre compte, déborder de l’analyse des énoncés - analyse du discours - pour y intégrer les caractéristiques paraverbales et non verbales qui constituent le champ complexe de la sémiotique théâtrale. La prise en compte de ces caractéristiques permettraient notamment d’observer encore un élément important de la rhétorique du metteur en scène, qui est la fonction expressive dans son discours. Par fonction expressive nous entendons la manière dont l’orateur (le metteur en scène) exprime son propre état affectif au sein de l’énoncé, et laisse transparaître son implication sensible : or cette fonction expressive ne transite que rarement par des éléments linguistiques dans les énoncés, et se réfugie bien plus sûrement dans les qualités intonatives et mimo-gestuelles accompagnant la profération des indications. Si l’on en croit Daniel Mesguich, le degré d’enthousiasme, d’animation, de plaisir, ou la gravité, l’éventuelle solennité avec lesquels les indications sont données sont au moins aussi importants que le contenu des indications elles-mêmes :

‘Ce n’est pas la partie visible de l’indication du metteur en scène à l’acteur qui le plus importe, mais la transmission d’une confiance, d’un amour, ou bien d’une assurance, d’un plaisir... Et il est vrai qu’une même indication, selon qu’elle sera exprimée par le metteur en scène avec, par exemple, enthousiasme ou avec lassitude, ne sera ‘rendue’ par l’acteur qu’à la mesure de cet enthousiasme, ou de cette lassitude. 625

Par quoi l’on voit que nos copieux développements relatifs aux différentes figures (de mots, de construction, de sens ou de pensée), déployées par le metteur en scène, sont encore loin d’être exhaustifs, et ne rendent que partiellement compte de cette vaste rhétorique du discours de mise en scène qui combine tous les moyens expressifs concevables, les non-verbaux y compris - c’est-à-dire, en termes aristotéliciens, l’actio de l’orateur. Nous avons préféré, pour plus de rigueur méthodologique, nous en tenir dans ce chapitre à ce que la seule analyse du discours pouvait appréhender et comprendre, réservant pour le chapitre qui suit les éléments relevant de cette délicate et foisonnante semiosis où le corps entre en jeu, mise en relation avec la semiosis de la scène.

Notes
624.

Palimpsestes, p. 59. On objectera que dans l’exemple proposé par Genette il y a transformation à partir d’un genre littéraire canonique, qu’on peut reconstituer parce qu’il est stéréotypé ; il en va exactement de même à notre avis pour la réaction de la veuve, jouée par Jean-Pierre Vincent conformément à un stéréotype comportemental et situationnel, dont on peut reconstituer la matrice au delà des effets de familiarisation déployés par le metteur en scène.

625.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, pp.146-147.