L’accomplissement du désir... de mettre en scène

Si l’on veut établir une telle analogie, il faut initialement admettre l’hypothèse fondamentale de Freud selon laquelle tout rêve est « un accomplissement de désir » - et donc, toute mise en scène. Il n’est guère aisé d’aller pister ce désir fondateur dans les pratiques de mise en scène, puisque, si l’on en croit la théorie freudienne, chez l’adulte le désir instigateur de rêve « doit satisfaire à la condition d’être inconscient »... Si tel il est, comment espérer l’entendre, le saisir, dans la parole de répétition, sans craindre de l’inventer au nom des postulats théoriques qui sont les nôtres ? On se souvient pourtant qu’on a eu l’occasion de le rencontrer, ce « désir », dans la rhétorique métathéâtrale des metteurs en scène, et particulièrement dans les propos de Jacques Lassalle. Lorsqu’il évoquait le choix d’une œuvre de théâtre à porter à la scène, il employait des termes l’identifiant lointainement à un obscur objet du désir : « Choisir une œuvre, disait-il, moins pour ce que l’on sait d’elle que pour ce que l’on ne sait pas ; la violer par amour, la trahir par fidélité » 629 . Certes, les expressions qui renvoient à une relation « érotique » avec le texte sont d’ordre métaphorique ; mais on retrouve ici cette énigme privilégiée par les metteurs en scène dans les textes retenus, objets d’une élection qui a à voir avec l’inconscient : le metteur en scène choisit son texte « pour ce qu’il ne sait pas ». Il semblerait qu’il y ait décidément quelque chose d’insondable, ou du moins d’innommable, dans le rapport du metteur en scène à ce qui origine sa propre pratique ; c’est encore à l’obscurité du désir que Jacques Lassalle associe son goût pour la mise en scène théâtrale dans ces propos :

‘Pulsion de vie, désir toujours recommencé, obscur à lui-même, pour cela innommable, de donner corps à ses rêves. 630

L’analogie que nous postulons, entre procès créatif et procès onirique, se trouve ici explicitement motivée par cette conception de la mise en scène comme « désir de donner corps à ses rêves », « pulsion » qui prend racine dans une insondable obscurité. Certes on le sait bien, et Lassalle ne manque pas de l’affirmer lui-même, il y a tout de même quelque conscience dans le choix par un metteur en scène de tel ou tel texte, ou même dans le choix, plus fondamental, de faire du théâtre - choix dont il est capable de parler en des termes souvent clairs (disons même éclairés), notamment au cours d’entretiens réalisés à des fins médiatiques, ou même dans le cadre des répétitions. Mais cette parole justificative, explicative, est rapidement dénoncée pour ce qu’elle ne recouvre pas exhaustivement l’objet qu’elle désigne... Elle ne rend finalement compte que de la seule part dicible, tandis que lui échappe l’essentiel :

‘On ne met pas en scène par opportunité de gestion non plus que par scrupule philologique. On ne s’investit pas des mois durant, on ne prend pas le risque d’entraîner une équipe et un théâtre dans l’aventure chimérique, hors du monde, hors du temps, si fugitive pourtant et si vite consumée, d’une incarnation scénique, sans quelque raison plus secrète, le plus souvent inconnue à nous-mêmes, et que le travail de la scène, jour après jour, arrachera à la nuit et nous révélera. Peut-être. 631

Si le désir de mettre en scène est obscur à celui-là même qui l’éprouve, se dérobe du moins à sa conscience, peut-être mettre en scène permet-il de faire advenir au jour l’énigme, pour, qui sait, la résoudre ? La mise en scène serait une investigation qui viserait la révélation du désir qui la fonde :

‘[...] l’exploration jour après jour de ce qui en nous, au delà des seules raisons objectives, dans l’obscur secret du désir, a choisi ce texte, ce texte-là, constitue la quête obstinée, jamais assouvie, de sa mise en scène. 632

Ce motif de l’enquête subjective, centrée sur sa propre origine, n’est pas sans rappeler quelques principes psychanalytiques, et notamment, rien de moins que la cure analytique elle-même : Jacques Lassalle n’hésite d’ailleurs pas à s’engager dans la voie de cette métaphore :

‘Qu’est-ce qu’écrire, qu’est-ce que mettre en scène, si ce n’est, éternel Œdipe, partir d’un secret, s’engager en aveugle dans le labyrinthe d’une enquête dont, sans le savoir, nous détenons déjà la clef ? 633

Le metteur en scène ne choisit pas pour rien le personnage mythique que la psychanalyse a choisi pour figure centrale de sa théorie, prototype d’une névrose mais aussi modèle de la quête subjective. On jugera peut-être abusive cette tendance de notre propos à tenir les considérations de Lassalle, manifestement très sensibilisé à la référence psychanalytique, pour représentatifs de la position des metteurs en scène, en général, sur leur propre pratique. Il faudrait évidemment nuancer ces propos en fonction des metteurs en scène dont on parle, et caractériser à chaque fois la manière dont ils situent leur travail par rapport à l’hypothèse de l’inconscient. Notons tout de même que Brigitte Jaques semble généraliser l’idée de la mise en scène comme enquête subjective à l’ensemble des praticiens, comme une tendance de la pratique théâtrale des années 80-90 : après avoir mis l’accent sur « l’énigme que pose le texte au metteur en scène », que l’auteur soit « vivant ou mort », elle fait ce commentaire à propos de l’art de la mise en scène : « C’est cette œuvre que le metteur en scène explore et à travers laquelle, dans un double mouvement de mise à jour, il se déchiffre lui-même et construit son œuvre propre » 634 . Luc Bondy ne démentirait probablement pas ces propos, qui dit lui-même qu’il faut « faire du théâtre dans la langue dans laquelle on rêve » 635 , et à qui Bulle Ogier aurait dit : « Toi, quand tu fais une pièce, tu fais ta psychanalyse » 636 . Parmi les metteurs en scène qui associent explicitement leur travail à une exploration des formes inconscientes, on songe évidemment également à Claude Régy, qui n’a de cesse d’invoquer cette référence, à laquelle il articule toute son œuvre : de son propre travail il dit qu’il consiste à « laisser passer, ouvrir les parois pour que puisse librement s’écouler ce qui vient de loin dans l’inconscient de l’auteur, l’inconscient des acteurs, et que comme ça, toujours sans barrières, ça atteigne l’inconscient des spectateurs. Mon travail, c’est d’organiser des décontractions suffisamment profondes et accomplies pour que toute paroi puisse s’ouvrir au maximum, pour que l’inconscient et le fantasme puissent circuler dans cet espace qui est un espace unique, scène et salle » 637 . Naturellement, bien des metteurs en scène ne souscriraient pas à cette conception de la mise en scène si massivement orientée vers la question de l’inconscient ; mais quelle que soit la manière dont ils situent explicitement la place de l’inconscient dans leur travail, il va de soi que la méthode de travail revendiquée par Régy, qui consiste en une « ouverture maximale », autorisant une « circulation » la plus libre possible des idées, qui ne soit arrêtée par aucune forme de censure préalable, est une règle de l’art partagée par tous, et dont la parenté avec le principe de la quête psychanalytique est évidente.

Notes
629.

Jacques Lassalle, Pauses, p.27.

630.

Op. cit.p.96.

631.

Ibid., p.108

632.

Ibid., p.178.

633.

Ibid., p.112.

634.

Brigitte Jaques, « Un dieu est toujours plus grand que son champ », in L’Art du théâtre n°6, pp. 32-33.

635.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p.35.

636.

La Fête de l’instant, p.168.

637.

Cité par Marie-Claire Pasquier, in « Claude Régy, garder le secret du livre », L’Art du théâtre n°6, p. 62.